Colonisation du béton par des mousses et des champignons
(FIG.1) Colonisation du béton par des mousses et des champignons © Syn Liu
Processus de découpage des dalles sur un chantier
(FIG.2) Processus de découpage des dalles sur un chantier, Renens, Suisse © Syn Liu
Barrage des Toules
(FIG.3) Barrage des Toules, Bourg-Saint-Pierre, Suisse © Syn Liu
Gravière d'Holcim
(FIG.4) Gravière d’Holcim, Eclépens, Suisse © Syn Liu

À propos de la muabilité des matériaux

Sarah Nichols est professeure assistante à l’EPFL et directrice du laboratoire THEMA (Théorie de l’environnement et des matériaux en architecture) au sein de l’Institut d’architecture de l’EPFL. Sa recherche académique porte sur les implications environnementales et politiques de la construction, en particulier à travers les matériaux de construction. Marion Moutal est architecte et travaille comme assistante scientifique chez THEMA. Durant ses études, elle a travaillé sur les barrages dans le paysage alpin suisse à travers le prisme du changement climatique.

Colonisation du béton par des mousses et des champignons
(FIG.1) Colonisation du béton par des mousses et des champignons © Syn Liu

L’inertie présumée du béton a toujours été considérée à la fois comme un avantage et un inconvénient. Au début du 20e siècle, alors que le béton armé gagnait en popularité en architecture, sa mutabilité et son entretien étaient alors perçus comme des faiblesses que les matériaux industriels et modernes parviendraient à surmonter. Tout comme le béton, d’autres matériaux considérés comme des emblèmes de la modernité – le béton et l’acier, le verre et l’aluminium, mais aussi les finitions comme le chrome et la céramique – ont été vantés comme ne nécessitant pas d’entretien et étant imperméables aux forces extérieures. Le béton comme matière grise, minérale et silencieuse avait ses avantages : il ne pourrissait pas, n’accueillait pas d’espèces végétales (jugées comme indésirables) et ne nécessitait que peu d’entretien.

Tout cela, cependant, était contextuel : le béton nécessite bien entendu d’être entretenu. Il change — le processus est simplement un peu plus lent à se faire et, a contrario du plâtre, il n’a pas besoin d’un entretien régulier de sa surface. La désirabilité de son inertie relative doit être comprise en relation avec les problèmes et les craintes liés à d’autres matériaux de construction : les règlementations de la construction considéraient les matériaux organiques, y compris le bois, comme des combustibles potentiels en cas d’incendies, tandis que les détracteurs condamnaient les conditions d’humidité et de température des logements ouvriers en brique (Selon Paul Scheerbart : « Backsteinkultur tut uns nur leid » / « Nous sommes désolés pour la culture de la brique »).

Néanmoins, il n’a jamais été facile à vendre : le béton était toujours trop gris, comme l’illustre par exemple la forte corrélation entre le béton et la mort (qu’il s’agisse des meurtres commis par la mafia ou de récits alertant sur le coût du « progrès »). Dans les années 1960, des cercles pseudo-scientifiques influents ont condamné l’utilisation du béton dans l’habitat, le déclarant dangereux pour la santé et contribuant à saper littéralement la vitalité de ses habitant·es. Le dégoût viscéral pour le béton a longtemps précédé les arguments mettant en exergue son grave impact sur l’environnement en tant que contributeur principal à la production de CO2 de nature anthropogénique, sans que cela ne suffise pour autant à arrêter l’accélération continue de son utilisation. Pourtant, même si le béton est relativement inerte, il se transforme toujours. Même si nous ne voulons pas en utiliser davantage — ce qui, pour de nombreuses raisons, sera difficile à faire — il y en a déjà beaucoup. Pour utiliser moins de nouveaux matériaux à l’avenir, nous devons penser à la fois au maintien des bâtiments existants dans le monde — bien qu’ils se transforment — et au maintien des engagements en terme de matériaux dont les bâtiments ont besoin pour perdurer. Voici quelques exemples de pratiques de réparation et de mutabilité qui éclairent la vie matérielle des bâtiments en béton au fil du temps.

L’église Saint-Antoine

L’église Saint-Antoine à Bâle, en Suisse (1925-1927), est l’une des premières expressions architecturales de béton apparent coffré avec des planches de bois. En raison de son âge et de son importance, elle est devenue une archive bien documentée à propos du comportement du béton et des pratiques de réparation. Au fil du temps, les perceptions de la structure monolithique ont changé, alternant d’un symbole à un autre : celui démontrant la possibilité de construire en « une seule coulée », celui exprimant la vulnérabilité du matériau, jusqu’à celui de réparateur pour restaurer l’image de l’intégrité de la structure. L’architecte (mais pas architecte en titre) Karl Moser, président du CIAM, a étudié la manière de produire un aspect monolithique, en dessinant l’orientation et les joints des planches du coffrage, même si cela ne faisait pas partie de ses attributions. Le fait de couler la façade en une seule fois avec un nouveau mélange de béton liquide a permis, de loin au moins, de conserver l’uniformité envisagée lors de la conception de l’ouvrage, de sorte que la surface soit un jeu d’ombres et de formes. Cependant, la technique expérimentale a également produit des erreurs dès le début, faisant apparaître des aspérités sur la surface finie. Moins de vingt ans plus tard, des morceaux de béton se détachaient à mesure que l’armature rouillait. En 1950, le clocher et la balustrade étaient stabilisés par une couche de béton projeté. Une troisième phase de réparation, dans les années 1960, permit de boucher les trous de la façade avec du mortier et de recouvrir l’ensemble de la façade d’un produit d’étanchéité, dans l’espoir de stopper la dégradation, due en partie aux pluies acides. Cependant, la couche protectrice s’usait rapidement et, en 1973, les surfaces en béton étaient en si mauvais état que la tour fut stabilisée en recouvrant la plus grande partie de celle-ci. Dans les années 1980, la carbonatation du béton atteignit une telle profondeur que les réparations des années 1960 tombèrent. C’est ainsi que, soixante ans après sa construction, l’église Saint-Antoine reçut une nouvelle peau : une nouvelle surface, plus épaisse, recoulée selon le motif original des planches, reproduit grâce à une empreinte en plastique de la façade d’origine. Certes, le bâtiment fut préservé, mais les irrégularités et la patine de la façade d’origine disparurent. La nouvelle façade souleva également de nouveaux problèmes de durabilité, car le nouveau béton était beaucoup plus résistant que l’ancien et pouvait à terme poser des problèmes d’adhérence. Comme prévu, aujourd’hui la façade est, qui fut remplacée, présente de vastes marques, en raison des tensions dans le matériau et des intempéries.

La longue histoire de Saint-Antoine donne, dans une certaine mesure, un aperçu de ce qui se produira pour les structures des générations futures. Avançons un peu jusqu’à l’après-guerre, lorsque l’utilisation du béton s’est radicalement accélérée dans la construction et a contribué à l’augmentation rapide du niveau de vie dans les pays développés — dans la mesure où la surface par personne, l’électrification, les infrastructures de transport et les loisirs étaient concernés. Un essor de la construction a recouvert le globe d’une quantité sans précédent de béton. Logements, écoles, immeubles de bureaux, routes, barrages, ponts, tunnels et bien d’autres ouvrages encore ont été coulés tel un réseau de béton s’étendant sur tout le territoire, du centre de la ville jusqu’aux confins de l’arrière-pays. Tant pour les infrastructures que pour l’architecture, la surface bétonnée était de plus en plus visible, donnant lieu à des critiques selon lesquelles la ville devenait un désert de béton terne et aliénant.

Un matériau muable

Alors que les projets pionniers, comme l’église Saint-Antoine, laissant le béton à découvert et donc visible en tant que masse coulée, revêtaient un caractère exceptionnel, au cours des années 1950 et 1960, il devint de plus en plus courant de ne pas se contenter d’utiliser du béton, mais de le laisser apparent. On pensait alors que le béton, en tant que matériau durable, n’avait plus besoin d’être protégé en l’enduisant ou en le recouvrant ; une décision esthétique prétendument pragmatique et frugale. L’indestructibilité et l’immuabilité supposées du béton furent vantées dans des publicités qui renforçaient l’idée de solidité. Bien qu’à l’époque il ait déjà été largement prouvé que le béton pouvait être vulnérable, si le béton se dégradait — comme ce fut le cas pour l’église Saint-Antoine —, on considérait qu’il s’agissait d’une exception inhabituelle due à une mauvaise mise en œuvre ou à des matériaux inappropriés. Mais lorsque cette génération de projets a commencé à vieillir, il est devenu clair que la mutabilité est en fait intrinsèque au matériau béton. La vulnérabilité du béton face à la détérioration fut une source récurrente de déception, notamment chez les ingénieur·es spécialisé·es et nouvellement convaincu·es, génération après génération, que toute défaillance perçue peut être surmontée grâce à l’amélioration technologique, tout comme pour les architectes qui, au cours de la visite d’un projet qu’iels admirent sont déçu·es de constater qu’il n’est pas aussi immaculé que sur les photos de magazine sur papier glacé1. Pourquoi, en premier lieu, considérons-nous les bâtiments comme morts ? Est-ce parce que les normes rigides dans les cultures de construction hautement réglementées, comme en Europe occidentale, a un effet narcotique sur la compréhension et la prise en considération de la mutabilité ? Les racines sont toutefois plus profondes, ancrées dans le dogme moderne de la prévisibilité et du contrôle. En Suisse, le béton apparent est très réglementé, avec des attentes esthétiques qui soutiennent souvent l’idée visuelle de la solidité. Une surface endommagée ne reflète pas nécessairement une structure faible, et vice versa. Il existe une certaine idée de ce à quoi doit ressembler la solidité — l’esthétique de la solidité — et de l’aspect que devrait avoir une surface de béton apparent — l’esthétique de la surface. Or, il faut dissocier ces deux notions. On attend du béton qu’il ait strictement le même aspect, qu’il conserve sa perfection au fil des années alors même que le béton évolue avec son environnement au fil du temps.

Contrairement à son image de matériau solide et durable, le béton apparent se dégrade en interagissant avec le dioxyde de carbone de l’atmosphère, les pluies acides, le sel et d’autres facteurs environnementaux qui endommagent la surface du matériau et, à terme, l’armature cachée à l’intérieur. Il se transforme constamment et, ce faisant, change à la fois d’apparence et de composition. Souvent, ce phénomène est considéré comme une dérive par rapport à l’original, mais il faut le comprendre comme faisant partie de sa nature et accepter que, par ce biais, des interventions sont également nécessaires.

Processus de découpage des dalles sur un chantier
(FIG.2) Processus de découpage des dalles sur un chantier, Renens, Suisse © Syn Liu

Parmi les réactions qui se produisent, on note la carbonatation, une réaction chimique où le béton réagit avec le CO2 de l’atmosphère, libérant de l’eau et formant du carbonate de calcium. Au cours de ce processus, le béton capture le CO2, à l’inverse du processus chimique de fabrication du ciment qui en libère. Le béton devient moins alcalin et risque de corroder l’acier lorsque la carbonatation atteint progressivement l’armature de la surface exposée du béton vers l’intérieur, de 25 mm jusqu’à 30 mm. En se carbonatant, le béton peut être colonisé et protégé par des algues, des champignons, des lichens et des mousses (FIG.1). Ainsi, bien que le béton puisse se renforcer en se carbonatant car ses pores se remplissent de calcaire, la carbonatation menace les structures en béton armé : si les armatures se corrodent, la structure ne pourra plus assurer son rôle.

La carbonatation ne fragilise pas nécessairement à chaque fois le béton avec le temps. Construit dans les années 1960, l’ancien immeuble de bureaux de l’avenue des Baumettes à Renens a été pensé et étudié pour être déconstruit et démonté selon des plans de coupe précis, au lieu d’être démoli et ce, afin de réutiliser les dalles de béton. Le béton utilisé pour la construction de ce bâtiment était déjà de bonne qualité, mais au fil des ans, le processus de carbonatation a renforcé les dalles en remplissant les pores de calcaire. D’un point de vue statique, ce béton bien vieilli est encore plus résistant et efficace que les nouveaux. Le projet de Maclver-Ek-Chevroulet propose d’utiliser les morceaux de dalles découpées comme murs structurels pour un projet futur dans la commune de Renens (FIG.2). Au lieu d’utiliser du béton recyclé, la réutilisation d’un béton existant, tirant parti de ses propriétés et de ses qualités intrinsèques, peut permettre d’économiser jusqu’à 90 % de l’impact carbone du bâtiment. Comme il n’y a pas d’armature active dans les éléments, ceux-ci peuvent être utilisés comme murs, dans la mesure où le béton fonctionne en compression. De plus, une dalle de béton est plus fine qu’un mur en béton et grâce au bon vieillissement qui lui a donné une résistance supplémentaire, la dalle découpée peut être utilisée comme élément vertical. Il s’agit déjà d’une bonne étape vers la réutilisation du béton, mais nous pourrions imaginer explorer le processus davantage et développer cette méthode avec d’autres contraintes. Comment faire de ce processus inhabituel une pratique courante lorsque toutes les conditions structurelles, chimiques et physiques sont réunies ? Comment industrialiser le processus de découpage des structures à démolir pour réduire les prix de la main d’œuvre, de la technique, des machines et l’ouvrir à des perspectives plus larges2 ?

L’idée même de considérer le béton comme un matériau solide et résistant à tout, a délégitimé l’entretien, une pratique que les professions tout à fait modernes de l’architecture et de l’ingénierie ont souvent ignorée ou dédaignée. Dans l’ensemble, les professions du bâtiment ont considéré l’entretien avec méfiance, comme une menace pour les systèmes codifiés d’enfermement des connaissances et de hiérarchie sociale, inscrites dans la formation formelle, les normes, les standards, et les bâtiments industrialisés. Pourtant, il est évident que les bâtiments et les métiers du bâtiment dépendent de la maintenance, qu’elle soit visible ou non. Certains soins sont appelés « surveillance » et sont ainsi confortablement positionnés sous l’égide de l’empirisme. Pourtant, le suivi peut aussi révéler que les matériaux et les bâtiments réagissent bien plus que ce que nous pensons : ils se déforment, gagnent en force d’une certaine manière, s’affaiblissent d’une autre, stockent du carbone et deviennent habitat.

Cosmétique et soin

Pour des raisons de sécurité, les ouvrages de génie civil nécessitent un contrôle permanent. En effet, les barrages sont étroitement surveillés et entretenus car ils bougent constamment. Fixés sur un territoire en mutation, ils doivent être continuellement ajustés en fonction des changements hydrologiques et climatiques. Au barrage des Toules en Suisse, en raison du changement climatique, on s’est inquiété des inondations qui menaçaient le barrage. Pour le renforcer, et en même temps répondre aux nouvelles règles sismiques, deux énormes blocs de béton asymétriques ont été ajoutés de part et d’autre de la surface de la coque (FIG.3). Deux notions importantes ressortent de cet exemple : il faut plus de béton pour soutenir le béton existant, et une surveillance constante permet de préserver les structures.

Dans certaines situations, le béton n’est pas la solution pour réparer, et des solutions innovantes doivent être trouvées pour préserver des structures existantes. L’entreprise suisse Freyssinet, spécialisée dans les travaux de génie civil, a mis au point un moyen révolutionnaire, non invasif et presque invisible afin de réparer et renforcer le pont du Chenaux à Vevey. Elle utilise une toile en fibre de carbone placée sous la structure qui agit comme une anse qui vient soutenir le poids par le dessous. Un entretien régulier des bâtiments, même des bâtiments banals qui nous entourent au quotidien, peut être un moyen ou une solution pour soutenir et prolonger la longévité de notre environnement bâti.

La réparation n’est pas une exception, mais elle est simplement nécessaire pour maintenir ces bâtiments dans le monde. Le deuxième et dernier bâtiment en béton apparent (1968-1969) de Rudolf Olgiati est la maison du docteur Allemann. Olgiati a accepté les erreurs de coulage du béton comme faisant partie de la nature même du matériau. Cependant, les alvéoles et autres ouvertures en surface ont laissé l’eau pénétrer profondément dans les façades et les a rapidement détériorée. Moins de dix ans après l’achèvement des travaux, des réparations urgentes sur le béton ont été effectuées et les façades ouest et nord ont été recouvertes de bardeaux d’Eternit pour les protéger, ruinant ainsi l’aspect monolithique désiré initialement. Les bardeaux ont été enlevés en 2015 et les trous laissés par le montage du bardage ont été remplis de mortier. En 2018, les façades sud et est qui étaient restées exposées ont été réparées par des injections dans les fissures et les interstices, et traitées avec un produit d’étanchéité hydrophobe. Il s’agit là d’un exemple rare de bâtiment où le béton a été gravement endommagé puis a été minutieusement réparé tout en conservant l’intégrité de la patine – un processus rendu possible grâce à la petite taille de l’édifice et au dévouement de son propriétaire.

Alors que les industries du ciment et des composants en béton et leurs publicités vantaient l’invincibilité du béton, l’essor d’une nouvelle industrie – parfois gérée par les mêmes entreprises – de réparation cosmétique et de restauration du béton, a révélé une histoire parallèle, d’intraitabilité et de fragilité. Lorsque quelque chose de déplaisant apparaît dans le béton apparent, le·la Betonkosmetiker·in (le.la cosméticien·ne du béton) peut être appelé·e pour corriger la surface, la réparer, mais en le faisant de manière à cacher les traces de son propre travail, et ainsi effacer la preuve que le matériau a bien été vulnérable et qu’il avait besoin d’être entretenu. En fonction du type de dommage, le·la Betonkosmetiker·in utilisera divers outils pour réparer le béton dans un ordre précis afin de rendre la surface impeccable. Des outils de préparation, comme les brosses qui enlèvent la poussière et les éponges qui mouillent avec de l’eau, préparent la zone endommagée afin que les produits de traitement soient absorbés par la surface. Des spatules de différentes tailles sont utilisées pour boucher grossièrement les trous avec un mélange de ciment et de fibres plastiques. Elles sont ensuite utilisées pour enlever l’excès de matière et obtenir une surface plane et régulière. La surface comblée est ensuite affinée à l’aide d’éponges, d’un séchoir à air et de couches de protection pour donner une uniformité à la surface réparée.

Beaucoup de choses se perdent avec cette pratique. Comme l’a soutenu l’architecte Anna Heringer, l’entretien en tant que cycles de renouvellement – qu’il s’agisse de chaume, de terre battue, de stuc ou de techniques similaires – produit et reproduit des connaissances tacites, ce qui est en soi un appel à rendre l’entretien plus exhaustif.

Barrage des Toules
(FIG.3) Barrage des Toules, Bourg-Saint-Pierre, Suisse © Syn Liu

Comment notre compréhension disciplinaire de la matérialité et de l’entretien pourrait-elle changer, si nous prenions au sérieux le fait que les matériaux, mais aussi les bâtiments, s’altèrent ? Des exemples isolés donnent des pistes alternatives, qui suggèrent des relations plus vitales, même pour les matériaux inertes. Une fontaine de l’artiste surréaliste Meret Oppenheim utilise une colonne de béton armé autour de laquelle s’enroulent deux spirales, une pour l’eau et l’autre pour les plantes. L’eau courante dépose du calcium tandis que des graines plantées et des plantations sauvages, dont de l’herbe, de la laitue et même de jeunes arbres, ont transformé la fontaine en un biotope qui évolue au fil des saisons et des années. Le caractère sauvage des dépôts minéraux, des stalactites, de la mousse et des plantes est contrôlé par des nettoyages périodiques (2007, 2013, 2021), après lesquels l’écologie et les minéraux se développent à nouveau, dans des configurations en constante évolution3.

Gravière d'Holcim
(FIG.4) Gravière d’Holcim, Eclépens, Suisse © Syn Liu

La réparation peut être plus qu’une alternative à l’obsolescence planifiée et plus qu’une solution aux dommages causés aux objets par une force externe. C’est une façon de se familiariser, d’entretenir pas seulement une chose, mais une relation avec une chose, afin de comprendre comment elle fonctionne et comment elle est composée. C’est aussi une pratique qui a une intensité matérielle propre – bien sûr, moindre que les nouvelles constructions, mais non négligeable. Au fil du temps, même si les structures persistent, une grande partie de leur composition matérielle change – le modèle classique du bateau de Thésée. Il en va de même pour le béton. Une projection dépassée, mais qui donne à réfléchir, suggérait que pour maintenir et améliorer les structures en béton en Suisse, il faudrait maintenir la production de ciment à son niveau actuel (FIG.4). À une époque où la sobriété est à l’ordre du jour, tant dans notre consommation que dans nos pratiques, il est paradoxal d’utiliser plus de béton pour utiliser moins de matériaux. C’est précisément la raison pour laquelle l’engagement continu des matériaux dans les bâtiments doit être envisagé dès le départ ★

  1. Forty, Adrian. Avril 2021. Disappointment. Oase : tijdschrift voor architectuur. Pp. 121-137. ↩︎
  2. Claessens-Vallet, Camille. 2023. Pétanque, plancha et réemploi. Espazium. https://www.espazium.ch/fr/actualites/petanque-plancha-et-reemploi. ↩︎
  3. L’ingénieur Heinz Isler a calculé la structure d’origine et a également analysé les dépôts. Il a déterminé qu’ils ne menaçaient pas la structure. ↩︎