Anne-Claire Vallet est architecte et titulaire d’un doctorat en anthropologie sociale et en ethnologie de l’EHESS. Ses recherches se situent au croisement de l’anthropologie de la ville, de l’habitat, des migrations et du sans-abrisme. Elles interrogent la notion d’invisibilité et celle de l’habiter en l’articulant aux espaces de la marge et aux groupes sociaux marginalisés (★★★)
Les terrains vagues sont souvent les lieux de pratiques multiples : terrains de jeux, de graffitis, de cueillettes de fleurs, d’explorations, espaces de dépôts de gravats, d’objets en tout genre, etc. Mais ces espaces indéterminés, souvent clôturés et interdits d’accès, peuvent aussi être investis par des personnes exilées, marginalisées, qui y vivent dans des tentes ou des cabanes cachées, peu ou pas du tout visibles depuis les rues et les espaces publics alentour. Ces habitats précaires et discrets s’apparentent aux campements et bidonvilles de plus grande envergure, situés dans divers espaces où rien n’est prévu pour se loger, souvent considérés de l’extérieur comme étant inhabitables. Cependant, en les étudiant de l’intérieur, des travaux scientifiques ont montré que des formes d’habiter peuvent s’y déployer au sein d’abris regroupés, plus ou moins nombreux et parfois distants les uns des autres, comme au bois de Vincennes, sous les ponts de la Seine et dans des bidonvilles de la région parisienne1. Mais qu’en est-il dans le cas d’abris isolés et cachés sur des terrains en friche ? Les personnes exilées qui y vivent dans la précarité et l’invisibilité habitent-elles ces espaces délaissés ? Comment les perçoivent-elles ?
Cet article propose d’aborder ces questions à partir des expériences vécues par des hommes venus d’Afrique du Nord et d’Europe de l’Est que j’ai rencontrés sur des terrains dits « vacants » et des délaissés autoroutiers dans trois communes adjacentes à Paris, au cours d’une enquête ethnographique menée de 2012 à 2019 dans le cadre d’une recherche doctorale en anthropologie. Les femmes vivant sur des terrains en friche sans être accompagnées d’hommes sont rares pour des raisons liées au genre. Elles sont plus exposées aux violences, notamment sexuelles, et elles font l’objet de protections institutionnelles particulières2. Sur ces terrains délaissés, j’ai rencontré quelques couples et familles bulgares. Mais les pratiques et les récits présentés ici sont ceux d’hommes célibataires. Ils sont issus d’observations directes sur les lieux des habitats et d’échanges basés sur le « dialogue ordinaire »3.
Le vécu de ces exilés indique que ces espaces sont à la fois inhabitables et habités. Le terme « inhabitable » est souvent employé dans le sens de non-habitable pour désigner un espace invivable ou de l’ordre de l’insupportable selon divers critères (insalubrité, instabilité, hétéronomie, laideur, etc.), qui renvoient à ce que l’on entend par « habiter ». L’habiter est une notion complexe et polysémique, qui ne se réduit pas à l’action de se loger ni au fait de vivre. Pour comprendre cette tension entre espace inhabitable et espace habité, les descriptions présentées ici envisagent l’habiter à partir de la qualité des relations à l’espace délaissé et à travers les « résonances existentielles »4 qui lui sont associées, dans les dimensions émotionnelles et sociales.
DANS LA CONTRAINTE
La perception que ces exilés ont de ces espaces délaissés est liée à leurs parcours socio-résidentiels et au contexte politique et social, qui les a conduits à vivre sur dans ces conditions précaires. Ils ont grandi en ville dans des logements possédant les standards du confort matériel et, venant en France en quête d’une vie meilleure ou/et parce qu’ils fuyaient un conflit, ils ne s’attendaient pas à devoir vivre dans des conditions aussi précaires. « Quand j’ai vu les cabanes », me raconte Ahmet, un Bulgare de 30 ans, « j’ai dit “Non! J’peux pas dormir là !” ». Souvent, ils n’ont pas de titre ou de droit5 de séjour et ils sont privés de la plupart des protections et des droits sociaux qui y sont associés, comme une place dans un foyer, un logement social, les minimas sociaux, les allocations chômage, etc. Pour cette même raison, ils sont souvent tributaires d’emplois dissimulés, notamment dans le bâtiment, ou d’activités informelles, comme la récupération d’objets et de matériaux.
Les revenus qu’ils en tirent ne leur permettent pas de louer un appartement dans le parc privé et ils ont peu ou pas de relations sur lesquelles ils pourraient s’appuyer pour se loger. Ils sont confrontés à l’hébergement d’urgence souvent saturé en région parisienne, ou qu’ils considèrent invivable du fait de n’y être accueillis que pour la nuit et de devoir dormir dans un dortoir. Marginalisés par les politiques publiques, ils sont contraints de s’organiser par eux-mêmes pour se créer un abri et éviter de dormir dans la rue. Ils s’installent alors sans autorisation dans divers espaces (locaux vacants, terrains en friche, délaissés autoroutiers, box de parkings, véhicules), situés sur des territoires urbains où ils ont des liens affectifs, sociaux ou économiques.
DES ESPACES PRÉCAIRES ET INCERTAINS
Sur les terrains délaissés, ces hommes n’ont pas accès aux réseaux d’eau, d’électricité et d’assainissement. Les faits et gestes les plus ordinaires de la vie demandent une organisation ou une adaptation. « Tu vois le matin, tu te lèves et rien que pour pisser, tu dois aller quelque part », me dit Ahmet, poursuivant sur le fait que « Quand tu travailles, parfois t’as pas le temps d’aller te doucher [en raison des horaires d’ouverture des douches publiques ou associatives], alors tu restes plein de poussière… » des chantiers sur lesquels il travaille.
Les tentes et les cabanes ne les protègent pas vraiment des rigueurs du climat. En période de grands froids, les conditions matérielles dépendent surtout des moyens de se chauffer6, souvent avec de l’alcool à brûler déposé dans un récipient métallique (une boîte de conserve, une casserole) dans laquelle il se consume. « En été, ça va, mais l’hiver… » me dit Mourad, un Libyen de 32 ans. Il s’était installé en juillet dans une minuscule construction à peine visible au fond d’un grand terrain vague. Elle était faite de murs en parpaings (les restes de bâtiments démolis) recouverts de graffitis, d’une toiture en tôle et, pour fermer l’embrasure d’une porte qui n’était plus là, d’un tissu.
Dès la fin de l’été, Mourad espérait partir au plus vite de cette petite baraque. Mais il était aussi inquiet d’être délogé par le propriétaire du grand terrain vague. Julian, un ami d’Ahmet, qui vivait dans une tente sur un terrain densément boisé entre un parc et une autoroute, a surpris un après-midi deux policiers en train de lacérer les bâches qui la protégeaient, lui ordonnant alors de « dégager »7. Craignant qu’ils reviennent, il l’a déplacée plus à l’intérieur du terrain afin de la camoufler entièrement. Dissimulée par la végétation, sa tente de couleur verte était quasi invisible depuis l’autoroute et depuis le parc. Ces actes hostiles de policiers ou de propriétaires de terrain, à la marge des cadres légaux, s’inscrivent dans un contexte de politiques publiques répressives à l’encontre des habitant·es des campements et des bidonvilles8, souvent expulsé·es des terrains sur décision de justice quelques mois après leur installation. Sans alternatives satisfaisantes, les délogements et les expulsions vulnérabilisent et précarisent la situation de celles et ceux qui vivent sur ces terrains délaissés, les obligeant à se créer un abri ailleurs. Ces exilés peuvent aussi en partir avant d’être délogés en raison de visites inquiétantes ou des conditions matérielles rudimentaires.
ENTRE HOSTILITÉS ET STIGMATES
Ces abris sont incertains, et c’est pour qu’ils durent le plus longtemps possible que ces hommes les installent dans des endroits cachés ou pour le moins discrets. Cette invisibilité matérielle et spatiale est un élément stratégique de « refuge »9 dans un contexte politique et social hostile. Mais elle n’empêche pas les intrusions et les vols, par exemple de shampoings, de vêtements, ou de téléphones, qui accentuent l’insécurité qu’ils ressentent et le caractère inhabitable de ces espaces vulnérables. Ces conditions de vie très précaires sont perçues par ces exilés comme étant « la misère », « pas normales ». Ils éprouvent des sentiments de honte et de déclassement social, qui les poussent aussi à dissimuler les abris dans lesquels ils vivent, et plus largement leurs conditions de vie à leurs connaissances et à leurs proches. « Quand j’habitais dehors, je me cachais, je cherchais un endroit caché ! C’est la honte ! » m’explique Ahmet. L’invisibilité des habitats est également une protection de soi vis-à-vis du regard d’autrui. Elle n’est alors plus seulement matérielle et spatiale, elle est aussi sociale. Les dissimulations pour gérer des sentiments de honte ou un stigmate sont des techniques répandues. Mais, concernant ces hommes, elles les isolent de relations sociales et affectives qui pourraient leur procurer une protection et du réconfort. « Avant je sortais beaucoup, me dit Mourad, qui a vécu cinq ans dans des studios à Paris. Maintenant c’est très rare. J’ai pas envie que ceux qui vivent normalement, dans des appartements, sachent que je vis comme ça… Et je peux pas vraiment me faire des amis, je peux pas les inviter ici. »
Vivre dans ces abris dissimulés sur ces terrains délaissés contraint l’existence. Ce ne sont pas des lieux où l’on peut accueillir l’autre, ni des « lieux de confiance » où, comme l’explique Jean-Marc Besse, on peut « [se] laisser être, dans une sorte de relâchement ou d’abandon à [soi]-même, au temps et au monde »10. C’est pourtant à travers cette relation apaisée au lieu et la possibilité de l’ouvrir à l’autre que l’habiter peut se déployer pleinement. Dans ces conditions matérielles et sociales, temporelles et spatiales, comment ces hommes peuvent-ils habiter ces espaces qui ne leur conviennent pas ?
INTIMITÉS ET AMITIÉS
Ces espaces vulnérables leur procurent une certaine protection au regard du peu de possibilités de vivre dans des conditions plus satisfaisantes. Cette protection est liée à la relative tranquillité qu’ils rendent possible dans une vie remplie d’inquiétudes. « J’aime bien ici c’est tranquille », me dit Mourad à propos de la petite baraque, « y’a pas de voisins, personne ne vient nous déranger ». À la différence de la rue et des espaces publics où les personnes qui y vivent sont exposées aux regards, ces espaces cachés protègent l’intimité. Ces exilés peuvent s’y replier lors de moments de découragement durant lesquels ils n’ont pas la force d’affronter celles et ceux qui vivent dans des situations qu’ils estiment « normales ».
Dans l’intimité des abris, des amitiés peuvent se nouer, comme dans la petite baraque où Mourad vivait avec Mohamed, un Égyptien de 65 ans, et Djamel, un Algérien de son âge. Des moments de convivialité, souvent joyeux, y avaient lieu entre eux ou avec des connaissances rencontrées dans la rue, des squats, des accueils de jours pour personnes sans abri ou sur le chemin de l’exil. Ils matérialisaient les liens affectifs issus d’une condition commune d’immigrant venant d’un même pays ou d’une même région. Si ces conditions précaires d’existence ne permettent pas d’accueillir celle ou celui qui est différent·e, elles n’empêchent pas d’inviter des hommes qui vivent ou ont vécu dans des situations précaires similaires. Cependant, au sein d’un même groupes d’interconnaissances, tous ne tissent pas des liens d’amitié. Les relations affectives ne sont pas seulement fondées sur une expérience partagée de relégation, elles dépendent des affinités. Ces relations d’amitié permettent de s’entraider. Selon la qualité des liens, elles peuvent mener au partage des habitats. La vie quotidienne alors menée ensemble permet de se soutenir mutuellement en étant présents les uns aux autres. « C’est mieux d’être à deux ou trois, me dit Mourad, tout seul c’est dur! Avec qui je discute ? »
Julian, qui était installé seul dans un abri isolé, avait aux alentours « beaucoup d’amis », pour la plupart bulgares, vivant ou ayant vécu sur des terrains délaissés. « Habiter, écrit Thierry Paquot, c’est […] “être” parmi les choses, donner au monde son sens et en partager la teneur avec autrui, constituant ainsi l’être-ensemble, qui est conjointement un “être-avec” et un “être-parmi” »11. Cet « être-ensemble » peut se composer de relations affectives avec des hommes avec qui ces exilés vivent ou qui sont dans des situations similaires dans des espaces proches. Ces relations de proximité et du quotidien permettent de « tenir » dans des conditions de vie limites12. Elles génèrent malgré tout un certain bien-être et sont au fondement des formes d’habiter, qui se déploient dans ces espaces cachés mais sont sans cesse limitées par la fragilité des lieux ★
- Voir respectivement : Lion, Gaspard. 2014. En quête de chez-soi. Le bois de Vincennes, un espace habitable ? Annales de géographie, vol. 697, n° 3. Pp. 956981 ; Girola, Claudia. 2006. Toute cette vie est une lutte pour rester dedans. Idées économiques et sociales, n° 143. Pp. 2431 ; Olivera, Martin. 2015. Insupportables pollueurs ou recycleurs de génie ? Quelques réflexions sur les « Roms » et les paradoxes de l’urbanité libérale. Ethnologie française, n° 3. Pp. 499509. ↩︎
- Loison, Marie et Gwenaëlle Perrier. 2019. Les trajectoires des femmes sans domicile à travers le prisme du genre: entre vulnérabilité et protection. Déviance et Société, vol. 43, n° 1. Pp. 77110. ↩︎
- Althabe, Gérard. 1990. Ethnologie du contemporain et enquête de terrain. Terrain, no 14. Pp. 126131. ↩︎
- Rollot, Mathias. 2017. Critique de l’habitabilité. Paris : Libre et Solidaire. Pp. 40. ↩︎
- Au-delà de trois mois de présence, les Européen·nes séjournant en France doivent justifier d’un droit de séjour, notamment des revenus légaux suffisants pour ne pas dépendre du système d’aide sociale et d’assurance maladie. ↩︎
- Certains Bulgares se rendent en Bulgarie durant l’hiver. Mais ce n’est pas le cas de tous, ni des hommes venant de pays tiers en situation irrégulière, qui n’ont pas la possibilité de retourner dans leur pays sans remettre en question leur séjour en Europe. ↩︎
- À la différence des expériences vécues par des personnes vivant sur des campements au centre de Paris, les hommes que j’ai rencontrés ne m’ont pas raconté avoir été harcelés par des policier·es. À ce propos, voir Gardesse, Camille, Stefan Le Courant, Stefan et Évangeline Masson Diez (dir.). 2022. L’Exil à Paris 2015–2020. Expérience migratoire, action publique et engagement citoyen. Paris : L’œil d’or. ↩︎
- Cousin, Grégoire et Olivier Legros. 2014. Gouverner par l’évacuation ? L’exemple des « campements illicites » en Seine-Saint-Denis. Annales de géographie, vol. 700, n° 6. Pp. 12621284. ↩︎
- Agier, Michel. 2013. Le campement urbain comme hétérotopie et comme refuge. Vers un paysage mondial des espaces précaires. Brésil(s), no 3. Pp. 1118. ↩︎
- Besse, Jean-Marc. 2013. Habiter. Un monde à mon image. Paris : Flammarion. Pp. 148. ↩︎
- Paquot, Thierry. 2005. Demeure terrestre. Enquête vagabonde sur l’habiter. Besançon : Les Éditions de l’Imprimeur. Pp. 139140. ↩︎
- Girola, Claudia. 2014. Tenir malgré tout dans une vie à la rue. Tumultes, vol. 43, no 2. Pp. 5566. ↩︎








