Ines Weizman est architecte, professeure d’histoire et de théorie de l’architecture au Royal College of Art, où elle dirige le doctorat. Elle est la directrice et fondatrice du Centre for Documentary Architecture (CDA), un collectif de recherche interdisciplinaire qui analyse les environnements construits comme des archives vivantes (★★★)
C’est l’histoire de la maison d’un homme qui a mis au point le système le plus connu de normes architecturales destinées à une application universelle. Même si cette maison n’est pas l’incarnation la plus représentative d’une telle rationalisation et du systématisme architectural, son récit se détache des normes, mais réussit toutefois à rendre évidents les périls et l’irrationalité de la rigidité spatiale1.
Ernst Neufert (1900-1986) est l’une des figures centrales de la pratique et du débat sur la standardisation en Allemagne. Il est surtout connu comme l’auteur du Bauentwurfslehre (Les Éléments des projets de construction), un célèbre ouvrage de référence sur les exigences spatiales en matière de conception architecturale, que l’on trouve dans presque tous les bureaux d’architectes et dans toutes les bibliothèques. Neufert était aussi un praticien ; il a commencé à exercer avant la Seconde Guerre mondiale et a réalisé plusieurs projets de logements et de commerces dans la période d’après-guerre. La clé pour comprendre son histoire et, par extension, l’histoire problématique de la normalisation tout au long de sa carrière, réside dans l’un de ses bâtiments les moins connus : une maison, qu’il possédait, et dans laquelle il vivait.
Neufert a conçu cette maison alors qu’il était professeur d’architecture à Weimar. Il en a supervisé la construction en 1929 à Gelmeroda, un village voisin. Il s’agissait d’une maison répondant à un cahier des charges et à un site spécifiques, la première qu’il ait conçue pour lui-même. C’est également une expérience à laquelle ont participé lui et sa famille, testant cette maison comme prototype, potentiellement à reproduire.
Mais les bâtiments sont aussi, bien sûr, des biens immobiliers : Neufert a fini par déménager et a commencé à louer la maison — et comme c’est souvent le cas, des conflits sont apparus entre les locataires et le propriétaire. Ce conflit aurait été banal s’il n’avait pas révélé, par inadvertance, quelque chose sur Neufert et sa possible association avec les Nazis pendant la guerre.
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Lorsque Walter Gropius a ouvert le Bauhaus à Weimar (Staatliches Bauhaus Weimar) en 1919, Neufert en a été l’un des premiers étudiants. Il impressionne manifestement Gropius puisque ce dernier l’invite à travailler dans le cabinet d’architecture qu’il dirige, en partenariat avec Adolf Meyer. Très vite, Neufert commence à gérer des chantiers tels que la rénovation du Stadttheater à Iéna et de l’usine Fagus. Il joue un rôle majeur dans la conception du bâtiment désormais emblématique du Bauhaus et des maisons des maîtres à Dessau. Bien qu’Otto Bartning et Gropius aient conçu le Bauhaus ensemble en 1919, c’est finalement Gropius qui en a pris la direction. Sept ans plus tard, alors que Gropius s’est installé à Dessau, Bartning veut diriger une école consacrée aux idées du Neues Bauen (la nouvelle construction) et souhaite former des architectes à cette méthode. Après le déménagement forcé du Bauhaus à Dessau en 1926, Bartning est nommé directeur de la nouvelle Staatliche Hochschule für Handwerk und Baukunst (école nationale d’artisanat et d’architecture) à Weimar, dans les bâtiments originaux du Bauhaus, dans le campus conçu par Henry van de Velde.
Bartning offre alors à Neufert un poste de professeur dans son école et le nomme bientôt directeur du département d’architecture. Peut-être s’agissait-il alors d’une tentative de revanche sur Gropius, ce qui fut, certainement, interprété comme tel par le directeur du Bauhaus. Pendant son séjour à Weimar, au cœur du programme fonctionnaliste du mouvement moderne, Neufert s’est particulièrement intéressé à la rationalisation et à la systématisation du processus de construction. Il développe un programme pédagogique très méthodique qui se concentre sur les exigences spatiales relatives aux mouvements humains dans les bâtiments2. Tout en enseignant, Neufert réalise ses premiers projets d’architecture indépendants pour l’université d’Iéna: l’Abbeanum (1928) et le Studentenhaus (1929). Ses revenus de professeur et la contribution de sa belle-mère lui permettent d’acheter un terrain à Gelmeroda, un village situé à la périphérie de Weimar, et il commence alors à concevoir sa maison privée. En 1924, Neufert épouse la peintre Alice Vollmer, diplômée du Bauhaus et élève de Georg Muche et de Paul Klee. En 1932, ils ont quatre enfants : Peter, Krista, Ingrid et Ilas.
Outre la construction d’un foyer, Neufert considère la construction de sa maison comme une occasion de présenter ses idées en matière de planification efficace, d’ingéniosité matérielle, d’efficacité des mouvements et de gestion du temps. Sa préparation méticuleuse du processus de construction, basée sur le système américain de charpente à claire-voie dite balloon-frame, lui a permis d’ériger la structure en deux jours et demi, ce qui a rendu la maison prête à être occupée en six semaines seulement3. La famille emménage au printemps 1930.
La maison est conçue sur la base d’une grille de dix mètres sur dix, tant en plan qu’en coupe. La structure en bois est dessinée pour être visible de l’extérieur: les murs est et ouest du bâtiment présentent de grandes fenêtres horizontales, tandis que les murs porteurs des côtés nord et sud de la maison sont pratiquement aveugles. Alors que Neufert avait étudié la manière dont les proportions humaines pouvaient être synthétisées à l’aide de divers systèmes de mesure et de normalisation, il expérimente dans ce projet un système dans lequel les installations, les armoires, les bureaux, les lits, les portes et les escaliers, sa vie familiale et son bureau sont conçus pour s’adapter à des modules multiples d’un mètre afin de permettre une utilisation plus efficace des matériaux, de rendre les éléments de construction préfabriqués plus adéquats et de faire de l’ensemble de la maison un prototype reproductible4.
Peu après l’installation de la famille (et d’une femme de ménage) dans la nouvelle maison, une coalition composée de partis conservateurs et du parti national-socialiste est élue au gouvernement de Thuringe, entraînant la fermeture de l’école moderniste de Bartning. Paul Schultze-Naumburg, alors membre du parti national-socialiste et auteur avoué d’une propagande raciste sur « l’art dégénéré », est désormais chargé de diriger la troisième itération de la même institution en l’espace de dix ans, avec pour objectif d’effacer toute trace des deux écoles précédentes et d’insister sur l’artisanat et l’architecture traditionnels « germaniques ». Neufert perd son emploi et quitte Weimar en 1932 pour rejoindre l’école privée dirigée par Johannes Itten à Berlin5. Itten, l’un des premiers maîtres enseignants du Bauhaus, avait quitté l’école en 1923 à la suite de différends avec Gropius sur ses méthodes pédagogiques et avait créé sa propre école privée. En 1934, sous la pression du régime hitlérien, l’école de Itten ferme elle aussi ses portes.
Entre-temps, Neufert divorce de sa femme et commence à voyager et à écrire sur l’architecture ailleurs. Il donne des conférences et publie des articles dans le magazine d’architecture Bauwelt, ce qui le mène en Scandinavie et en Angleterre, pays où il déclarera plus tard avoir envisagé d’immigrer6. À cette époque, son plus grand projet est de compiler les matériaux d’enseignement et de recherche sur l’efficacité et la normalisation des éléments de construction : le Bauentwurfslehre est finalement publié en 1936, la première d’une longue série d’éditions7. Neufert prépare l’ouvrage avec une équipe d’architectes, dont Gustav Hassenpflug, ancien étudiant du Bauhaus, qui revenait d’Union soviétique où il avait fait partie de l’équipe d’Ernst May8.
Cet ouvrage reconnu est à la fois une encyclopédie, un catalogue raisonné, un guide pour la pratique de l’architecture et un manuel contenant des directives prescriptives sur les mesures « correctes » dans le domaine de la conception. Les données de Neufert mesurent presque toutes les routines et les mouvements de la vie humaine, y compris les dimensions des objets quotidiens, les distances entre les meubles et les personnes, y compris la mesure d’un marcheur à 72 centimètres et de quatre marcheurs à 1,80 mètre, la taille des clapiers pour les lapins (un Géant des Flandres mesure 40 centimètres de hau-teur lorsque ses oreilles sont relevées) et les instructions sur la façon de tailler à l’automne les buissons de mûres à 35 centimètres.
L’ouvrage présente également des plans de projets d’architecture contemporains comme références pour concevoir de manière intelligente et fonctionnaliste. Les projets qu’il choisit sont des projets que Neufert admire, et les publier est certainement un geste d’amitié collégiale. On peut supposer que c’est un honneur de figurer dans ce livre. Même si le Bauentwurfslehre, ainsi que la plupart des travaux qui y ont été réalisés, étaient antérieurs à la période nazie et, dans une certaine mesure, antagonistes avec ses idéaux architecturaux, le livre a néanmoins été publié à une époque où de nombreux·ses collègues juif·ves de Neufert se sentaient menacé·es ou étaient contraint·es de fuir en raison de la perte de leur emploi. Le livre a été réédité avec très peu de révisions tout au long de la guerre, lorsque l’exclusion des juif·ves de la vie sociale et politique allemande s’est transformée en une réalité violente et un crime épouvantable. L’examen de certains de ces projets modèles permet par ailleurs de mieux comprendre le contraste entre le livre et son contexte social9.
L’édition de 1936 comprend, par exemple, le projet d’Erich Mendelsohn pour le grand magasin Columbus House à Berlin, l’un des derniers projets de l’architecte avant qu’il n’émigre en Angleterre en 1933. Dans Berlin: The Politics of Order 1737-1989, Alan Balfour dresse un portrait édifiant de la Columbus House, en identifiant le grand magasin de Mendelsohn comme un indice des changements dramatiques dans l’histoire allemande : la faillite du premier propriétaire du magasin laisse alors un chantier inachevé ; seule une façade, composée d’un mur d’affichage géant, qui visait à concurrencer les surfaces publicitaires colorées du Berlin vibrant des années 192010, était achevée. Mendelsohn transforme ce mur en pierre en 1932 et y sculpte de longues fenêtres horizontales. Dans les espaces entre les bandes pleines ou dans les vitres, il ne souhaite placer aucune publicité ou néons. Finalement, seules quelques publicités ont été autorisées, dont une affiche de 1932, petite et maladroite, spécialement conçue pour la façade, qui promouvait la réélection du président Hindenburg à une époque où les élections populaires étaient encore possibles.
La Columbus House a été brièvement exploitée par la Woolworth Company, mais son histoire est par la suite contestée. Balfour écrit à tort qu’immédiatement après l’élection d’Hitler en 1933, les étages supérieurs du bâtiment ont été utilisés comme centre de détention au service de la campagne de Schutzhaft (détention préventive) d’Hitler. Il laisse entendre que la façade fonctionnaliste du bâtiment facilite la division horrible de ses plans d’étage neutres, séparés verticalement par un ascenseur11. Peut-être que Neufert, en incluant le plan de la Columbus House, utilise la même justification architecturale que la prémisse erronée de Balfour, voyant plutôt dans cette flexibilité la preuve d’une bonne conception. Le livre de Neufert représente le dessin d’un cercle autour de la cage de circulation verticale de l’escalier et de l’ascenseur, ce qui laisse beaucoup d’espace pour l’utilisation libre d’une surface, qui n’est encadrée que par les colonnes de la structure du bâtiment, permettant ainsi des fonctions multiples. Lorsque Neufert place le plan de ce bâtiment parmi ses références en 1936, il sait certainement que Mendelsohn et sa famille sont partis et que son beau travail a été attaqué pour avoir montré des « traits juifs »12.
Dans l’édition de 1936, on note un autre exemple de logement: la maison Narkomfin de l’architecte juif Moisei Ginzburg, à Moscou. Ayant collaboré avec Hassenpflug lors du concours pour le Palais des Soviets, on peut supposer qu’Hassenpflug avait conseillé à Neufert d’inclure les plans de Ginzburg dans l’ouvrage13. Le bâtiment a été achevé à peu près en même temps que la Columbus House, en 193214. Neufert en présente tous les plans ainsi qu’une coupe sur un appartement de type F, unique pour ses arrangements verticaux de chambres et de salles d’eau à plafond bas sur trois étages avec des salles de séjour à double hauteur sur deux niveaux. Concentré autour du mode de vie communautaire, l’unité d’habitation ne contenait que des cuisines communes et un réfectoire, conformément à l’idéologie soviétique de l’époque15. Il est surprenant qu’une « machine à habiter » socialiste aussi visionnaire ait encore été incluse dans des éditions si populaires, publiées à une époque où l’architecture allemande était contrainte d’adopter le Heimatstil. Ces récits, et la présentation de nombre de ces études de cas, pose des questions autour des objectifs réels et de la signification du Bauentwurfslehre, contrairement à l’idée d’une collection abstraite de données pour laquelle le livre a été encensé. Il semble que Neufert ait essayé d’aller au-delà des systèmes de mesure et des normes rigides, ce pour quoi il n’était pas encore prêt à mourir.
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Revenons à Gelmeroda, à la maison de Neufert. Cette auto-expérimentation, qui s’étend sur un terrain d’un hectare, figure parmi les exemples présentés dans l’ouvrage, dans la section « conception de jardins ». Le grand jardin s’étend de la terrasse à l’avant de la maison jusqu’à une piste de course qui entourait un terrain de sport local. Le long de la piste, différents types d’arbres fruitiers sont plantés, tandis que des haies délimitent le terrain voisin. Toute une partie du jardin, près de la maison, est réservée aux treillis supportant des arbustes à baies et des légumes d’hiver et d’été, avec des zones spécifiques pour les framboises, les groseilles et les cassis. D’autres parties du jardin sont purement ornementales tout en comprenant des aspects fonctionnels tels qu’une aire de compostage, une écurie, une piscine et un système de six arroseurs qui irriguent les plantes dans leur rayon d’action. Le jardin sportif atypique de Neufert renvoie aux principes pédagogiques de l’époque, qui visaient à équilibrer le développement physique avec le travail éducatif et de bureau, ainsi qu’à des concepts d’habitation autosuffisante ; ce sont des principes qu’il a dû rencontrer lors de son travail au Bauhaus de Weimar et pour la conception du bâtiment de l’école à Dessau.
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Devenu, en 1937, Generalbauinspektor für die Reichshauptstadt (inspecteur général de la construction pour la capitale du Reich) — poste créé par Hitler pour mettre en œuvre la planification mégalomaniaque de Berlin comme capitale mondiale qu’il nomme « Germania » — l’architecte Albert Speer est enthousiasmé par le livre et même convaincu qu’il peut aider à systématiser et à accélérer la construction dans une économie de plus en plus orientée, à la fois vers les grands travaux et la guerre. Speer considère Neufert comme indispensable à ses projets et lui confie, en 1938, un poste de supervision des normes et des efforts de standardisation de la production de logements à Berlin. Neufert accepte16. On ne sait pas si cette acceptation a été tempérée par des hésitations ou des délibérations internes. Impossible de savoir s’il s’agissait alors d’une décision idéologique ou opportuniste, mais il semble qu’à partir de ce moment-là, son travail soit devenu plus dynamique.
Neufert profite de ce poste pour développer ses idées sur les normes de construction, la standardisation et les types de bâtiments basés sur le système de l’« octamètre ». Ces études ont donné lieu à des textes importants, tels que Das Oktameter System (1941), Bombensicherer Luftschutz im Wohnungsbau (1942), Die Pläne zum Kriegseinheitstyp (1943), et le livre Bauord-nungslehre (1943), qui a été préfacé par Speer17. En février 1942, Speer est nommé ministre de l’armement et de la production de guerre, tout en restant Generalbauinspektor18. La même année, le système octamétrique est déclaré norme DIN19, condition essentielle à la mise en œuvre des directives de Neufert pour tous les projets de construction dans la République fédérale d’Hitler, y compris dans les logements, les bâtiments publics, les bâtiments industriels, les abris antiaériens dans les logements, ainsi que les types de bâtiments militaires et logistiques tels que les hangars souterrains et les bunkers, pour lesquels Neufert a élaboré des plans pendant les dernières années de la guerre20.
L’ouvrage Bauordnungslehre (Théorie des règlements de construction) s’appuie sur le recueil de données et de règles de normalisation que Neufert a proposé dans le recueil Bauentwurfslehre en 1936. Cependant, contrairement à ce dernier, il ne fait pas référence aux projets architecturaux. En fait, il s’enferme dans des commentaires antisémites subliminaux lors- qu’il explique, par exemple, que le chiffre sept doit être évité dans les systèmes de proportion. Les derniers chapitres du livre développent une proposition étrange de machine à construire des maisons, une Gusshaus (maison en fonte) ou Hausbaumaschine21 (machine à construire des maisons), dans laquelle la planification standardisée est automatisée ; une gigantesque machine ferroviaire qui construirait des immeubles d’habitation de plusieurs étages pour reconstruire les villes détruites par la guerre ou, comme l’espérait Speer, pour coloniser et occuper les nouveaux territoires de l’Allemagne victorieuse. Dans ce projet, l’automatisation se révèle être l’horizon ultime de la standardisation. Si une grande partie de la vie et du travail de Neufert pendant la guerre reste probablement inconnue, cette période particulière témoigne de l’émergence d’une idéologie technocratique.
Les archives que j’ai consultées contiennent relativement peu d’informations sur l’affiliation de Neufert au national-socialisme. Après la guerre, il a présenté ces années comme étant majoritairement exemptes d’un positionnement politique et principalement consacrées au développement professionnel. À l’exception d’une adhésion de courte durée à un club automobile du parti nazi, qui lui a permis de faire quelques excursions en bateau avec des ami·es dans le célèbre lac Wannsee de Berlin — affiliation qu’il a consciencieusement mentionnée dans son curriculum vitae après la guerre — il n’était membre d’aucun parti22. Nous savons très peu de choses sur sa collaboration avec les bureaux de Speer, pour lesquels il a travaillé de 1938 à 1945, en partie parce que Neufert a cherché à flouter cette période. Dans son curriculum vitae d’après-guerre, Neufert mentionne les publications et les conférences qu’il a présentées à Helsinki (1943), Malmö et Stockholm (1943), et Cracovie et Varsovie23 (1944). Malheureusement, aucun document ne témoigne des sujets sur lesquels il a donné ces conférences et des personnes qu’il a représentées, mais il semble difficile de dissocier le sens d’une conférence sur l’efficacité architecturale, les normes et les avancées techno-logiques, des efforts de guerre. Après la guerre, Neufert a également affirmé que la plupart de ses archives avaient été brûlées à Berlin.
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La maison de Gelmeroda était peut-être le seul objet personnel auquel il tenait. Il a été contraint de la laisser derrière lui pour commencer une nouvelle vie dans l’ouest. Sur le plan professionnel, l’abandon de cette maison représente la perte de contact avec un projet exemplaire de son portfolio, avec sa structure en bois, sa planification modulaire et sa gestion efficace de l’espace ; sur le plan personnel, il a perdu une maison de famille bien-aimée, très appréciée de ses collègues et de ses étudiant·es à Weimar. Cette perte touche un point sensible et l’incite à s’exprimer.
Pendant la guerre, la maison a été récupérée par le gouvernement local et utilisée par le chef de la production agricole de la région, connue pour ses champs fertiles de pommes de terre, d’oignons et de choux, dont le front avait grand besoin. Ce dernier s’enfuit le 12 avril 1945, le lendemain de la libération de Buchenwald par les forces américaines. La gouvernante, Frau Haupt, qui s’occupait de la maison depuis que la famille Neufert y vivait, écrit que les soldats américains, puis les Soviétiques, l’ont laissée dans un « état désastreux »24.
Vers la fin de l’année 1945, une famille allemande de retour de Tchécoslovaquie loue la maison, qu’elle doit aussitôt partager avec un dentiste, installé au rez-de-chaussée après la promesse de Zweimüller25 de la mise à la disposition exclusive de la maison à l’usage de sa famille et de son cabinet médical. Bientôt, les locataires commencent à se disputer, d’abord au sujet de la distribution des fruits du jardin, puis, comme c’était souvent le cas à l’époque, au sujet d’intenses polémiques politiques. En février 1946, le concierge écrit à Neufert que les locataires estiment que la propriété est une
« propriété politique », la faisant entrer dans une catégorie qui, dans la zone d’occupation soviétique, permet de la confisquer en raison du statut de vacance du propriétaire soupçonné d’être un ancien nazi. Dans une série de lettres détaillées, Neufert répond et se défend de ses actions en temps de guerre en affirmant leur nature purement professionnelle et en réitérant sa neutralité politique.
Visiblement soucieux de se défendre, Neufert se dit victime du national-socialisme, évoquant la perte de sa chaire en 1930. Il insiste sur le fait qu’il était au chômage et que, en raison de ses affiliations avec le Bauhaus, il n’était pas autorisé à entrer dans la Reichskulturkammer (Chambre de la culture du Reich). Il aurait écrit le Bauentwurfslehre parce qu’il n’a pas pu trouver de poste sûr en Allemagne.26 Après la réunification de l’Allemagne, la maison a été restituée à la famille Neufert, qui en a fait la base de la Fondation Neufert, en reconstituant autant que possible ses caractéristiques d’origine. Cependant, la maison n’est pas très visitée ; elle ne parvient pas à raconter sa propre histoire. Pourtant il y a tant à dire : plutôt qu’un article académique, l’épais dossier des archives pourrait être la source d’un roman.
ÉPILOGUE
Dans les archives de Weimar, les chercheur·ses ont également accès au journal de Neufert. Contrairement à l’ordre qui règne dans le reste de ses documents, ses notes personnelles sont
moins cohérentes. Il s’agit de fiches de notes de 20 conférences, de recueils de citations de Goethe et de Nietzsche, de nombreuses ébauches de CV et de quelques croquis.
Même dans les meilleures archives, et même pour un fanatique de l’ordre comme le fut Neufert, il y a toujours des choses qui ne rentrent pas dans un système d’organisation particulier. L’étrange histoire de la maison est certainement l’un de ces éléments non conformes. Pourtant, comme nous l’a enseigné Michel Foucault, c’est précisément en regardant ce qui ne correspond pas, que l’on peut comprendre la norme. Et dans une histoire de normes, c’est précisément le non standard qui peut s’avérer le plus pertinent.
Cet article est paru pour la première fois dans une version plus longue en 2016, dans le volume 49 de Perspecta, pp. 133- 146, sous le titre « The Exception to the Norm: Buildings and Skeletons in the Archive of Ernst Neufert ».
- Je remercie Christiane Wolf et Petra Goertz, de l’Archiv der Modern et de la Bauhaus-Universität Weimar ; Nicole Delmes et Heike Sterner, de la Fondation Neufert ; ainsi que les architectes Mme et M. Mittmann, qui ont eu la gentillesse de partager avec moi leurs connaissances et leurs documents sur Ernst Neufert. Merci également à Nielas Zimmer, qui a préparé pour cette recherche un essai photographique sur la maison de Gelmeroda, dont une sélection accompagne cet essai. ↩︎
- Pour en savoir plus sur le programme d’enseignement, voir : Vossoughian, Nader. Hiver 2014. Standardization Reconsidered: Normierung in and after Ernst Neufert’s Bauentwurfslehre(1936). Salle grise 54. Pp. 34-55. ↩︎
- Siebenbrodt, Michael. 1996. Zwischen Tradition und Moderne : Haus Neufert in Gelmeroda 1929. Dans : L’autre Bauhaus : Otto Bartning et l’école nationale supérieure de construction de Weimar 1926-1930. Berlin : Bauhaus-Archiv, Museum für Gestaltung. Pp. 75-80. ↩︎
- Dans ses travaux et écrits ultérieurs, tout en cherchant à synthétiser les mesures humaines et le système métrique, il a développé le système de l’octamètre — une mesure qui résulte de la division d’un mètre en huit et qui se calcule sur une base de 125 mètres. ↩︎
- N/55/66.4 II, Archiv der Moderne, Bauhaus-Universität Weimar. ↩︎
- Voir Ernst Neufert’s curriculum vitae, N/52/66.4, Archiv der Moderne, Bauhaus-Universität Weimar. ↩︎
- Le Bauentwurfslehre a été réédité onze fois avant la fin de la guerre et de nombreuses fois depuis 1945. Les projets de référence mentionnés ici ont été remplacés par de nouveaux projets après les révisions de 1945, qui ont mis à jour les collections de données de l’ouvrage. Neufert a continué à superviser lui-même les révisions de l’ouvrage jusqu’à peu de temps avant sa mort. ↩︎
- Gustav Hassenpflug a travaillé dans le bureau de Neufert entre 1934 et 1941 et a participé à la révision et à la mise à jour de ses données. Après sa collaboration avec Neufert, il s’est fait connaître pour ses créations de meubles qui s’adaptaient aux intérieurs standardisés des plans de logement de Neufert ↩︎
- Wolfgang Voigt a mentionné quelques-uns de ces exemples dans : Prigge, Walter. 1999. Ernst Neufert : normierte Baukultur im 20.Jahrhundert. Francfort/New York : Campus. P. 23. ↩︎
- Balfour, Alan. 1990. Berlin : The Politics of Order 1737- 1989. New York : Rizzoli. Pp. 107-152. ↩︎
- Balfour, Alan. 2 mai 1999. The New Berlin : A Haus, Not a Prison. New York Times. ↩︎
- La première édition du Bauentwurfslehre après la guerre, publiée en 1954, conserve encore comme exemple la Maison Columbus, bien qu’elle soit alors à moitié en ruine entre les secteurs utilisés par une coopérative de Berlin-Est et le foyer du soulèvement de 1951. Lorsque le mur fut construit dix ans plus tard, il se retrouva coincé dans un no man’s land et devint un lieu de fête pour la scène punk des années 1980. À cette époque, il n’était plus dans le livre. ↩︎
- Au cours de l’été 1932, Neufert s’est rendu à Moscou, où il a donné une conférence sur les structures d’habitation modernes en bois. Il est probable qu’il ait également visité le lotissement de Narkomfin. ↩︎
- L’immeuble Narkomfin est toujours à l’abandon aujourd’hui, la municipalité de Moscou n’ayant pas fait beaucoup d’efforts pour préserver son design d’avant-garde. ↩︎
- On ne sait pas si Le Corbusier a eu l’idée de ce type d’organisation, qu’il utilise par ailleurs dans son Unité d’Habitation, lors de sa visite à Moscou en 1928 (alors que la construction du bâtiment venait d’être lancée) ou par le biais du « Neufert ». ↩︎
- Dans un récit biographique rédigé à Gelmeroda en avril 1945, Neufert souligne qu’il n’était pas employé au ministère, mais qu’il travaillait uniquement en tant que chercheur indépendant et qu’il n’a jamais accepté de commissions du parti national-socialiste. Dans cette lettre, il affirme également qu’il n’a rencontré le « professeur Speer » qu’une seule fois, pendant cinq minutes, durant tout le temps qu’il a passé au ministère. Lettre d’Ernst Neufert au Dr. Vogler, Gelmeroda, 24 avril 1945, N/55/66.4II, Archiv der Moderne, Bauhaus-Universität Weimar. ↩︎
- Traductions en anglais : « The Octameter System », « Bomb-Proof Air Defense in Housing Construction », « Plans for a Wartime Unit Typology » et « Principles of Building Regulations ». ↩︎
- Dans une correspondance avec Karl M. Hettlage, responsablede l’administration du General Baudirektor fürdie Reichshauptstadt. L’emploi de Neufert en tant que travailleur free-lance auprès du ministère n’est précisé en ce sensqu’à partir du 1er janvier 1942, où il ne doit plus accepter que les commandes du professeur Speer, de Walter Brugmann, un autre responsable de l’administration du General Baudirektor,et de Hettlage lui-même — tous ayant certainement participé à l’expulsion des Juifs de Berlin. Lettre de K. M. Hettlage à Ernst Neufert, Berlin, 29 septembre 1941, N/55/66.5, Archiv der Moderne, Bauhaus-Universität Weimar. Voir également : Schrafstetter, Susanna. 2008. Verfolgung und Wiedergutmachung. Karl M. Hettlage : Mitarbeiter von Albert Speerund Staatssekretär im Bundesfinanzministerium. Vierteljahresheftefür Zeitgeschichte, 56. Pp. 431-466. ↩︎
- Note de l’édition : la norme DIN est éditée par l’Institut Allemand de Normalisation, l’équivalent de l’AFNOR en France. ↩︎
- Neufert a également travaillé comme architecte pour la planification de structures industrielles et autres infrastructures(telles que des hangars souterrains et des bunkers),qui nécessitaient non seulement une énorme main-d’œuvre,mais aussi des conditions de travail inhumaines. On peut supposer qu’en 1943, il comptait déjà sur la force de travail rendue disponible par le travail forcé. Voir l’article publiépar Norbert Korrek « …zumal ich sowiesoals “Bauhausmann”mit meiner Architektur als amerikanischoder bolschewistischverschrien war » (« …d’autant plus que mon architecture, en tant qu’« homme du Bauhaus », avait de toute façon la réputation d’être soit américaine soit bolchevique »), « Ernst Neufert im Jahr 1945 (Ernst Neufert en 1945) ». Extrait du colloque international « Ernst Neufert in Weimar ». ↩︎
- Neufert, Ernst. 1943. Bauordnungslehre. Berlin : Volk und ReichVerlag. P. 471. ↩︎
- Lettre d’Ernst Neufert au Dr. Vogler, Gelmeroda, 24 avril 1945, N/55/66.4 II, Archiv der Moderne, Bauhaus-Universität Weimar. Lettre d’Ernst Neufert au Dr. Erich, 12.2.1947, N/52/66.4, Archiv der Moderne, Bauhaus-Universität Weimar. ↩︎
- N/55/66.4 II, Archiv der Moderne, Bauhaus-Universität Weimar. ↩︎
- Lettre de Mme Haupt à Ernst Neufert et à sa femme, 9.6.1946, N/52/66.4, Archiv der Moderne, Bauhaus-Universität Weimar. ↩︎
- Note de l’édition : Karl Zweimüller était un ingénieur en bâtiment, à qui Neufert avait demandé de surveiller la maison en septembre 1945. ↩︎
- Cependant, dans une lettre adressée en 1947 à son locataire,le Dr. Erich, Neufert écrit qu’il n’a été autorisé à devenir membre de la Reichskammer der Bildenden Künste (Chambre des beaux-arts du Reich) que lorsque des avant-premières de son Bauentwurfslehre ont été publiées et largement accueillies en Allemagne en 1934-1935. Plutôt que d’être produit « malgré son exclusion », il semble que son travail sur la collecte de données lui ait permis d’entrer dans l’établissement.Lettre d’Ernst Neufert au Dr. Erich, 12.2.1947, N/52/66.4, Archiv der Moderne, Bauhaus-Universität Weimar. ↩︎








