Une référence à cette mémoire active dans cet espace est apparue lorsque nous avons travaillé sur certaines pièces du rez-de-chaussée. Ces pièces donnaient sur la façade et ont été occupées par des figures centrales de Gondolin pendant des décennies. En grattant les murs, nous avons obtenu un patchwork de plus de huit couleurs, représentant différentes étapes et processus dans le bâtiment, mais surtout, chaque couleur représentait un moment spécifique de son histoire vivante.
Photographe : Facundo Revuelta
Le patio ouvert au rez-de-chaussée, espace commun du Godolin. Photographe : Facundo Revuelta
Coursive et chambre au premier étage. Photographe : Facundo Revuelta
Conventillo, Buenos Aires, 1905. Photographe : Harry Grand Olds
Mosaïque à gauche de la porte d’entrée, sur la façade du bâtiment. Il y est écrit : L’association Gondolin fonctionne ici depuis 1998. Espace de résistance et d’organisation de la communauté travesti·e/trans. La mémoire féministe du quartier Villa Crespo les étreint. Photographe : Facundo Revuelta
Photo du rez-de-chaussée terminé. Au fond, la nouvelle salle de bain avec trois douches ; à droite au fond, la nouvelle cuisine ouverte. Facundo Revuelta se voit dans le miroir. Photographe : Facundo Revuelta
Stockage de matériel à l’intérieur du bâtiment habité. Photographe : Facundo Revuelta
Cuisine avant, sous l’escalier. Photographe : Facundo Revuelta
Coupe du projet de cuisine ouverte, sous l’escalier. Photographe : Facundo Revuelta
Cuisine après, ouverte sur le patio. Photographe : Facundo Revuelta

Hôtel Gondolin, habiter sa famille choisie

Cécile Diguet est urbaniste, engagée sur des pratiques incluantes, entre régulation publique et spontanéité locale. Elle a fondé studio dégel après 20 ans passés en agences parapubliques d’urbanisme et d’environnement et en maîtrise d’œuvre urbaine. Afin de garder le recul nécessaire pour penser les villes dans un monde agité, elle a suivi des projets de Buenos Aires à Téhéran en passant par Amman et Rio de Janeiro. Elle conseille et accompagne de nombreux acteurs publics dans leurs projets, stratégies et prospectives de transformation (★★★)

L’hôtel Gondolin se situe dans une rue arborée du quartier de Villa Crespo à Buenos Aires, au sud du quartier couru de Palermo. C’est un espace de vie et d’habitat, autogéré par un collectif de femmes trans depuis vingt-cinq ans.

Il emprunte aux conventillos, ces immeubles communautaires et ouvriers qui se construisent au début du 20e siècle. Entre 1869 et 1914, la capitale argentine passe en effet de 180 000 à 1,6 million d’habitant·es. La croissance démographique transforme puissamment la ville, et les conventillos vont accueillir une partie de ces migrations. Ces bâtiments sont parfois des demeures patriciennes transformées, parfois de frustes constructions destinées à l’exploitation locative des populations fraîchement arrivées. Au 19e siècle, deux épidémies (choléra, puis fièvre jaune) survenues dans le sud de la ville, poussent les plus riches à partir habiter au nord (Recoleta, Palermo, Belgrano). Ces dernier·es deviennent au passage les marchand·es de sommeil des quartiers sud. Leurs demeures de San Telmo ou Monserrat se transforment en conventillos, des maisons locatives partagées, structurées autour d’une cour commune où s’alignent les petites chambres et où s’entassent les dernier·es arrivé·es. Certains conventillos sont aussi construits spécifiquement pour les classes ouvrières, près des usines, dans les quartiers populaires. Dans ces espaces insalubres, immigré·es français·es, italien·nes, espagnol·es, polonais·es, juif·ves d’Europe de l’Est, se côtoient. Le tango nait d’ailleurs dans ces espaces d’échanges culturels.

J’ai découvert l’histoire de l’hôtel Gondolin, conventillo trans, racontée par l’architecte et enseignant argentin, Facundo Revuelta, dans l’ouvrage Queer spaces1, qu’il évoque aussi dans un article paru dans la revue Hábitat Inclusivo2. Depuis le depuis des années 1990, l’hôtel Gondolin accueille des femmes trans, notamment celles qui arrivent depuis les provinces du nord de l’Argentine. Le bâtiment de trois niveaux et 23 chambres a d’abord été un hôtel commercial, dont le propriétaire ne louait – très cher – qu’aux femmes trans qui étaient rejetées des autres hôtels. Alors qu’il est menacé de fermeture car jugé insalubre en 1998, les résidentes trans finissent par occuper l’hôtel en auto-gestion. Elles créent une association pour gérer le bâtiment et une coopérative de travail textile. Elles transforment l’espace, avec des moyens limités, pour l’adapter à leurs besoins et à un fonctionnement collectif, à la fois activiste et domestique. Aujourd’hui, l’hôtel est toujours considéré comme une occupation sans titre, et, alors que le CUR (código urbanístico), qui est le plan d’urbanisme local, a été modifié il y a six ans, la parcelle a pris de la valeur car il est désormais possible d’y construire sept étages. Un procès est en cours avec les propriétaires dont l’intérêt à récupérer le bien s’est accru avec sa valorisation. Le premier jugement a été rendu en défaveur du Gondolin, l’appel est en attente. La communauté vit donc en permanence dans ce temps suspendu. Facundo me raconte lors d’un échange en visio, comment, après l’incendie d’une chambre du rez- de-chaussée en mai 2022, les résidentes avaient d’abord pensé rénover seulement la chambre, avec leurs propres ressources. Puis, une réflexion collective est lancée pour imaginer une rénovation plus en profondeur de l’hôtel Gondolin. Les réseaux techniques étaient alors en très mauvais état, mais la structure était saine. Facundo a organisé les travaux, rassemblé l’équipe tech- nique (composée des architectes Elena Gaska, Natalia Kahanoff et Victor Franco), géré le planning du chantier. Les travaux se sont faits entre octobre 2022 et le printemps 2023. Dans son récit du chantier de rénovation du rez-de- chaussée et du premier étage, plusieurs éléments m’ont interpellée.

FEMMES TRANS ET DROIT AU LOGEMENT

En Argentine, comme en France, les femmes trans représentent une population discriminée, méprisée et par ailleurs hypersexualisée. Il en découle une difficulté à vivre leurs transitions de façon sereine et accompagnée, de se former et trouver un emploi formel, tandis que leur estime d’elles se situe souvent à un niveau plutôt bas. Si elles n’ont pas de papiers et qu’elles sont racisées, la situation est encore plus précaire et difficile. Nombre d’entre elles, comme à l’hôtel Gondolin, sont des travailleuses du sexe, ce qui ajoute à la stigmatisation. La question de l’accès au logement devient donc vite compliquée, encore plus en Argentine, où l’offre en logement social est extrêmement faible, et l’habitat en quartiers informels pas nécessairement bon marché dans la capitale. Facundo souligne ainsi, qu’au début du chantier, les résidentes disaient aux membres de l’équipe technique qu’ils et elles étaient les spécialistes, préférant les laisser gérer, choisir les matériaux, les options d’aménagement. Elles ne semblaient pas estimer qu’elles avaient le droit d’exiger, de vouloir, une certaine qualité, de faire des choix. Puis petit à petit, le rapport des résidentes à l’équipe change. Deux moments semblent y contribuer. Une levée de fond est organisée par un influenceur pour les aider. Santiago Maratea leur suggère alors que ce n’est pas parce qu’elles demandent à être aidées, qu’elles ne méritent pas le meilleur. Puis, alors que le lancement du procès empêche la seconde levée de fonds, elles commencent à financer elles-mêmes les travaux. Les résidentes gagnent ainsi de la fierté à être les clientes, la maîtrise d’ouvrage, de Facundo : leur pouvoir d’agir grandit en transformant leur habitat.

Le chantier devient un moment de décision collective, des assemblées sont réalisées régulièrement. Une partie de l’équipe technique met en œuvre une solidarité communautaire queer qui est un ingrédient majeur de la rénovation.

ORGANISER LE CHANTIER

Le chantier de réparation du Gondolin est spécial car l’occupation du bâtiment se fait sans titre, mais aussi parce qu’il n’existe aucun plan ou document technique. Le premier travail de l’équipe est donc de faire des relevés. Ici donc, pas de BIM, mais Solange, une résidente de la première heure, transmet la mémoire du bâti- ment, se souvient des travaux mineurs réalisés ici sur le réseau d’eau, ici sur le compteur électrique. Peu à peu, une image plus globale du fonctionnement du bâtiment émerge pour pou- voir avancer. Deuxième point important, faire un chantier dans une occupation illégale suppose des difficultés supplémentaires. Il faut rester discret, ne pas trop occuper la rue, stocker le matériel et les déblais à l’intérieur ou vite les évacuer sans que cela ne se voit. Il faut laisser la porte d’entrée fermée… Le chantier est ainsi un agencement complexe, d’autant que nombre des résidentes continuent de vivre dans l’édifice. C’est donc un chantier en milieu doublement occupé.

INTÉGRER LES USAGES DES RÉSIDENTES

Beaucoup des femmes résidentes sont travailleuses du sexe, elles se douchent donc souvent au même moment, avant et après être allées au travail. Il y a donc une pression sur les salles de bains qui sont très peu nombreuses avant les travaux : une seule douche par étage, alors qu’il y a 23 chambres en tout. L’objectif des travaux est donc de faire autant que possible des douches et toilettes supplémentaires, séparées de préférence. Aussi, un très gros et lourd ballon d’eau chaude est installé pour plus de confort. Au rez-de-chaussée, on passe ainsi d’une seule douche à trois.

Un autre objectif est de maximiser les espaces communs (espacios publicos en espagnol). Le patio est un lieu de réunion, de fête, de communauté : il est rénové, mais l’escalier est pensé pour pouvoir servir de gradin. Avant, la rampe était en brique pleine ; désormais elle est en métal ajouré pour pouvoir s’assoir lors des réunions, voir à travers et participer.

D’autres espaces de cuisine, et de réunion, sont ménagés dans des espaces très contraints. La cuisine du rez-de-chaussée, qui était dans un coin réduit sous l’escalier, est ouverte et rénovée.

FINANCER LES TRAVAUX

Le projet de rénovation se fait dans une tension permanente au sujet des ressources financières. D’abord, les travaux doivent se faire extrêmement vite. L’inflation bat aussi des records en 2022, et le procès stoppe les travaux un temps avant de reprendre, car la seconde levée de fonds de Santiago Maratea est annulée. Celui-ci ne veut pas prendre de risque. Ce sont finalement les résidentes qui financent une partie des travaux (8000 dollars), puis le dernier dépassement est assumé par l’équipe technique elle-même. Le rez-de-chaussée et le premier étage sont rénovés, mais il n’y a plus assez pour faire le second, qui reste en l’état jusqu’à aujourd’hui.

L’objectif serait maintenant de racheter l’immeuble (200 000 dollars américains), seule façon de s’assurer un toit pérenne, dans une ambiance politique désormais très difficile pour les femmes trans en particulier, et les classes populaires argentines en général. La question de la propriété est, ici aussi, la clé.

DES LIEUX POUR D’AUTRES VIES

La sociologue Geneviève Pruvost évoque, dans son dernier ouvrage3, « les maisonnées que nous avons perdues ». Sans idéaliser ce modèle qui se développe dès le 13e siècle en France, elle démontre que les maisonnées organisaient spatialement des modes de vie collectifs et basés sur la subsistance (non pas la consommation et la production industrielle). « Ouvriers, artisans et paysans vivaient ainsi dans des familles, qui avaient pour caractéristiques d’être à la fois un lieu de vie et de travail quotidien, sans séparation des sphères, où coexistaient frères et sœurs, serviteurs, apprentis, domestiques, en interrelation avec d’autres maisonnées constituant des communautés villageoises ».

La géographe Marianne Blidon, dans l’article Espaces Urbains de l’Encyclopédie Critique du Genre4 écrit : « La division de l’espace en deux entités séparées – la sphère privée et la sphère publique – est la transposition de la division économique entre production et reproduction : l’espace public étant dévolu aux hommes et l’espace privé, confondu avec le foyer ou la sphère domestique, aux femmes. Cette division repose sur un modèle économique et social patriarcal qui s’est imposé à partir du 18e siècle ». L’espace privé doit rester dans l’ordre de l’intime et du caché pour certain·es, notamment les tenant·es d’un ordre patriarcal, où les femmes et les enfants sont la propriété des hommes.

Ainsi, la prédominance d’un modèle de famille nucléaire hétéronormée, refermé sur elle-même, a emporté avec elle la possibilité d’un habitat plus collectif, qui reste aujourd’hui rare, car difficile à mettre en place pour des raisons notamment financières, juridiques et architecturales : trouver le bon montage immobilier, la banque qui autorisera le prêt à un collectif, le bâtiment qui se prêtera à l’adaptation, le tout dans une enveloppe financière abordable.

C’est tout un modèle alternatif de vie qui se retrouve corseté et étouffé par des offres immobilières monotones et ennuyeuses. Aujourd’hui encore, que ce soit en France, aux États-Unis ou en Argentine, le marché immobilier produit des logements très standardisés (avec bien sûr des différences entre les pays), où privé et public sont très clairement séparés : on imagine très rarement proposer un espace collectif semi-public dans un bâtiment collectif. Certains projets de logements coopératifs en Allemagne ou en Suisse ouvrent cette possibilité, mais sans que l’espace relie fortement habiter et lutter. Les expériences collectives alternatives sont très souvent des expérimentations portées marché, voir hors cadre comme les squats, ou très loin de l’État. Elles sont donc peu nombreuses : la maison des Babayagas à Montreuil, montée sous le régime des logements sociaux avec un bailleur, mais sur initiatives de femmes, notamment Thérèse Clerc ; les Women’s Lands dans l’Oregon aux Etats-Unis, comme le raconte Françoise Flamant dans son ouvrage paru en 20155 ; ou encore la maison féministe qui a pu se déployer dans la ZAD de Notre-Dame-des-Landes.

L’hôtel Gondolin doit à la ténacité de ses résidentes d’être encore là dans un quartier, Villa Crespo, qui pourtant se gentrifie. Elles ont construit à la fois leur lieu de vie et leur famille choisie, dans un lien entremêlé, un tissage fort. Les résidentes les plus anciennes gagnent les noms affectueux de tantes ou de grands- mères. Comme le souligne Facundo Revuelta, la communauté de l’hôtel Gondolin invente une famille choisie : « make kin, not babies » : faites des parentes, pas des enfants, en droite ligne avec la scientifique et penseuses étasunienne Donna Haraway.

L’hôtel Gondolin, ses résidentes et l’équipe qui a organisé le chantier, nous enjoigne ainsi à repenser d’un seul élan l’habitat et les façons de faire famille : imaginer de nouvelles maisonnées déviantes.

  1. Nathaniel Furman, Adam et Joshua Mardell (Édition). 2022. Queer spaces. An atlas of LGBTIAQ+ Places and Stories. Londres : RIBA publishing.
    ↩︎
  2. Revuelta, Facundo. 2021. Lo trans, lo colectivo, lo común : experiencias fragmentadas de Vivienda. Hábitat Inclusivo. ↩︎
  3. Pruvost, Geneviève. 2024. Quotidien politique. Féminisme, écologie, subsistance. La Découverte. ↩︎
  4. Collectif; Rennes, Juliette. 2016. Encyclopédie critique du genre. Corps, sexualité, rapports sociaux. La Découverte. ↩︎
  5. Flamant, Françoise. 2013. Women’s lands. Construction d’une utopie. Oregon, USA 1970-2010. Éditions iXe. ↩︎
Une référence à cette mémoire active dans cet espace est apparue lorsque nous avons travaillé sur certaines pièces du rez-de-chaussée. Ces pièces donnaient sur la façade et ont été occupées par des figures centrales de Gondolin pendant des décennies. En grattant les murs, nous avons obtenu un patchwork de plus de huit couleurs, représentant différentes étapes et processus dans le bâtiment, mais surtout, chaque couleur représentait un moment spécifique de son histoire vivante.
Photographe : Facundo Revuelta
Le patio ouvert au rez-de-chaussée, espace commun du Godolin. Photographe : Facundo Revuelta
Coursive et chambre au premier étage. Photographe : Facundo Revuelta
Conventillo, Buenos Aires, 1905. Photographe : Harry Grand Olds
Mosaïque à gauche de la porte d’entrée, sur la façade du bâtiment. Il y est écrit : L’association Gondolin fonctionne ici depuis 1998. Espace de résistance et d’organisation de la communauté travesti·e/trans. La mémoire féministe du quartier Villa Crespo les étreint. Photographe : Facundo Revuelta
Photo du rez-de-chaussée terminé. Au fond, la nouvelle salle de bain avec trois douches ; à droite au fond, la nouvelle cuisine ouverte. Facundo Revuelta se voit dans le miroir. Photographe : Facundo Revuelta
Stockage de matériel à l’intérieur du bâtiment habité. Photographe : Facundo Revuelta
Cuisine avant, sous l’escalier. Photographe : Facundo Revuelta
Coupe du projet de cuisine ouverte, sous l’escalier. Photographe : Facundo Revuelta
Cuisine après, ouverte sur le patio. Photographe : Facundo Revuelta