Anna Grumbach est doctorante en histoire de l’art contemporain – histoire de la photographie à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, elle est membre de l’ARIP (association de recherche sur l’image photographique) et du laboratoire HICSA. Ses recherches portent sur la scène photographique émergente en France au cours des années 1970. Elle a été co-commissaire, avec Michel Poivert, de l’exposition « Métamorphoses. La photographie en France. 1968-1989 » au Pavillon Populaire de Montpellier (2022) et prépare actuellement, en tant que commissaire scientifique, une exposition au Musée Cantini de Marseille sur les fonds photographiques du musée (★★★)
Quelle place à la brume, à la solitude, à l’errance donne-t-on dans nos représentations imaginaires des espaces balnéaires ? Peu, semble-t-il. Au-delà des cartes postales estivales colorées d’un ciel bleu réconfortant ou encore des images familiales remémorant des vacances passées, les photographies de Brigitte Langevin (1946) ouvrent à un regard personnel, inquiet et mélancolique face aux paysages du littoral hors-saison. La brume, le nuage… Symboles-outils pour Hubert Damisch, les nuages deviennent, dans son analyse ancrée dans un contexte religieux de la Renaissance, des espaces de transcendance divine, de soustraction à l’espace profane, que Damisch définit finalement comme un « phénomène esthétique total »1. En échos à ces études renaissantistes, ces motifs deviennent à l’ère contemporaine, et plus particulièrement chez Brigitte Langevin, des sujets pris entre exil et méditation. Ancrés dans une atmosphère hivernale, froide, humide, brumeuse et presque inhospitalière, les bords de mer apparaissent chez Brigitte Langevin tels de véritables espaces de réflexion, au centre de sa création.
« Il me faut du temps. Je fais rarement des photos à la sauvette, sinon au bord de la mer. Pour moi, la mer a une grande importance, l’eau, les grands espaces, c’est pur… Quand il y a un peu de brouillard ce n’est pas fait pour me déplaire ».2
Vidées de tous·tes vacancier·ères, les plages de Brigitte Langevin sont pour la plupart réduites à leurs plus simples éléments : la matière des sables ou des galets, le clapotis des vagues, l’insaisissable horizon, mais toujours surplombées d’un ciel pesant. Rompant ce paysage, un mobilier vernaculaire, intemporel ; là des tentes, ici une cabine (FIG. 1 et FIG.2), organisent cet espace plane faisant barrage à une confrontation directe avec la mer. Cette rupture formelle du paysage s’accompagne d’une sorte de résistance de ces objets. Les tentes de biais, ouvertes vers un hors-champ – imperceptible donc – n’accueillent qu’une chaise blanche inoccupée et l’ombre d’elles-mêmes. De la même façon, la cabine nous tourne le dos, et ne devient accessible que par détournement.
Cette difficulté se voit autrement présentée lorsque Brigitte Langevin nous mène sur une digue. Construction protectrice, la digue n’a rien d’une jetée : la perspective centrale, accentuée par l’enfilade de poteaux d’amarrages et du chemin de pavé suintant, nous mène directement à un mur (FIG. 3). D’un côté, une bâtisse abandonnée au toit volatilisé, ruine et témoignage d’une activité maritime d’un temps passé. De l’autre, des poteaux d’amarrage désertés, consumés par la rouille et les embruns marins. La mer n’est pas loin, mais peut-être s’est-elle déjà retirée ? À Marée basse (FIG. 4) : voici les bateaux attendus par les piliers de la digue. Découvrant les traces sinueuses de l’estran, les eaux salées défaites du poids des bateaux se voient repoussées au large, sous la brume et l’horizon dissipé. Échoués momentanément, les navires voient leurs mâts vaciller ; tout déplacement devient alors impossible. La marée basse, phénomène mystérieux conjuguant les astres et la mer, promet toutefois aux promeneur·ses valeureux·ses de s’engager au sein d’espaces éphémères. Ce va-et-vient appelle alors dans un temps donné la possibilité d’une pêche aux crustacés ou une cueillette de coquillages, en bref, une déambulation pleine de possibilités entre ces épaves temporaires.
Brigitte Langevin nous mène dans ses errances et ses photographies « à la sauvette », qui sous leurs allures anodines, jouent entre dramatisation et plénitude des espaces littoraux à la fois par la variation des noirs et blancs, la profondeur de champ et le grand angle. Cette « pureté », recherchée par Brigitte Langevin ne s’illustre alors qu’en creux, par le vide, l’absence, où les seuls corps peuplant ces espaces dépouillés appellent à une « inquiétante étrangeté », d’un mystérieux familier. Au sein de ce « spectacle de solitude »3, ces paysages silencieux font ainsi état d’une mélancolie et d’une langueur empreintes de doutes.
L’attitude de Brigitte Langevin, se confrontant à ces paysages dénudés, est un reflet significatif du renouvellement de la pratique photographique en France au cours des années 1970. Au sein d’une période où le médium se trouve alors en crise, incertain de ses possibilités, face au sensationnalisme du photoreportage, à l’émergence de la télévision et l’usage démocratisé de cet « art moyen » – pour reprendre la formule de Pierre Bourdieu -, les photographes font le choix d’affirmer leur pratique créatrice par la négation des conventions attendues. Déplaçant l’enjeu du médium à celui de « l’acte photographique » afin d’en faire une expression poétique à part entière, Brigitte Langevin et ses contemporains s’attachent à figurer l’aléatoire, la banalité, l’intime, une esthétique ne craignant plus le flou ou le grain de la pellicule. La spécificité de cette « nouvelle photographie française »4 repose ainsi sur cette mise en tension, et presque mise en sourdine, de la représentation, au sein d’une « société du spectacle »5.
Le paysage, comme nature affectée par l’homme6, intègre alors les préoccupations d’un contexte global. Genre classique, c’est pourtant au sein de cette tradition que vont se jouer de nouvelles recherches formelles et conceptuelles participant au basculement de la photographie au sein de l’art contemporain7. Face aux tumultes des Trente Glorieuses et d’une « France laide »8, modelée par des espaces urbains forgés par la construction rapide et industrielle des grands ensembles, la photographie de paysage devient un moyen de sonder ce réel parfois étouffant. « Sous les pavés, la plage ! » retrouvait-on inscrit sur les murs parisiens de mai 1968. Comme en réponse à cet appel à la liberté, différents photographes de la génération de Brigitte Langevin vont faire des bords de mer, entre autres, un lieu d’observation privilégié, éloigné de l’agitation des grandes villes. Parmi eux, évoquons John Batho et ses plages deauvillaises où vibrent les couleurs des parasols estivaux9, Claude Nori et ses bords de mer italiens capturant une heureuse jeunesse10 ou encore Bernard Plossu face à ses « jardins du large » des côtes californiennes et méditerranéennes11.
Tel un pendant en noir et blanc des travaux d’un Luigi Ghirri12, la spécificité de Brigitte Langevin s’illustre pourtant par l’omniprésence du balnéaire dans sa production. Émancipées des représentations familiales et mémorielles des bords de mer, ses photographies dépassent donc l’idéalisme du constat, transformant alors les paysages balnéaires en étendues sensibles, aptes à s’emparer tel que le décrit Bernard Lamarche-Vadel de « l’expérience de l’invisibilité du monde »13. Ces images, reflets d’une solitude existentielle, forment ainsi une tension entre présence et absence, dans un calme incertain.
Au cours des années 1980, Brigitte Langevin va pourtant s’éloigner des bords de mer. Face à un milieu majoritairement masculin et aux difficultés du métier, c’est vers la photographie de mode et la mise en scène d’objets qu’elle dédie sa production. Alors que cette décennie marque la reconnaissance de la photographie au sein du champ de l’art, Brigitte Langevin s’éclipse progressivement de la scène publique et artistique. Dans ce spleen maritime, la brume, symbole d’une visibilité réduite, va alors personnifier tout son être sous un nouveau pseudonyme. Désormais, elle portera le nom de Marie Brume ★
- Damisch, Hubert. 1958. Un outil plastique : le nuage. Revue d’esthétique, n°1-2. P. 147. Première esquisse de sa Théorie du nuage (1972). ↩︎
- S.n.. 1981. Brigitte Langevin. Photo. P.81. [Découpe de presse – Archives personnelles de Brigitte Langevin, Plouguiel]. ↩︎
- M.V. 1974. Filleuls et parrains. S.n. [Découpe de presse – Archives personnelles de Brigitte Langevin, Plouguiel]. ↩︎
- Nori, Claude (sld.). 2022. La Nouvelle photographie française. Biarritz : Contrejour. ↩︎
- Pour reprendre le titre de l’ouvrage de Guy Debord, La Société du spectacle. 1967. ↩︎
- Voir Wat, Pierre. 2017. Pérégrinations : paysages entre nature et histoire. Paris : Hazan. ↩︎
- Voir Poivert, Michel et Anna Grumbach. 2022. La photographie se manifeste. Métamorphose. La Photographie en France. 1968-1989. Paris : Hazan. P. 14 ↩︎
- Demoriane, Hélène et Marie-Laure de Léotard. 1971. Architecture et urbanisme : la France laide. L’Express, août 1971. ↩︎
- Voir Batho, John, 2015. Plage de couleurs. Paris : Terre bleue. ↩︎
- Voir Nori, Claude. 2018. Vacances en Italie. Biarritz : Contrejour. ↩︎
- Voir Fabriani, Jean-Louis et Bernard Plossu. 2014. Le jardin du large. Marseille : Arnaud Bizalion Editeur. Et Mora, Gilles (sld.). 2006. Bernard Plossu, Rétrospective. 1963-2006, [cat.exp. Strasbourg, Musée d’art moderne et contemporain, 16 février au 28 mai 2007]. Paris : Les Éditions des Deux Terres. ↩︎
- Ghirri, Luigi. 1984. Viaggio in Italia. Alessandria : Il Quadrante. ↩︎
- Lamarche-Vadel, Bernard. Photographie française : 20 ans. Dans Cécile Marie (éd.). 1995. Lignes de mire. Ecrits sur la photographie, coll. « Photographie en somme ». Paris : Marval. ↩︎
Article publié dans le cadre d’un partenariat avec « La balnéaire ». L’exposition et la publication « La balnéaire » sont créées par Milena Charbit et l’agence d’architecture et d’urbanisme Concorde avec l’association Eileen Gray.Etoile de mer.Le Corbusier et le Centre des Monuments historique en partenariat avec Plan libre / Maison de l’architecture Occitanie-Pyrénées et le Fonds de dotation Quartus pour l’architecture.