Anna Hermine et Pénélope Przybylko forment un duo d’architectes intervenant sur des projets de rénovation de bâtiments anciens dans le Lot. Leur pratique évolue au contact des artisan·es du territoire, relais entre la matière locale et le projet, appliquant une logique de réemploi héritée de l’architecture vernaculaire. Peu à peu, iels participent à une redéfinition des méthodes et de la pensée du projet d’architecture (★★★)
L’ARCHITECTURE EN MOUVEMENT
Les villages du Lot sont tous entièrement construits en pierre de pays. Du sol est né le bâti : les fondations reposent sur le caillou ; les façades ont été montées en déterrant les pierres des champs pour rendre les terres arables, générant autant de moellons pour remplir les murs entre chaînes d’angles, linteaux, jambages et allèges. En surface des sols, on effeuillait des lauzes servant à la couverture ; dans un second temps, des filières de tuiles en terre cuite se sont structurées. La culture de la pierre est historique sur cette terre karstique1 et comme les paysan·nes d’autrefois, on pourrait continuer à clamer « Ici, on fait pousser les cailloux ! ».
Les villages d’Escamps, Bach, Concots, Cremps et Varaire se partagent deux causses – plateaux karstiques sur lesquels la roche affleure en surface. Le Causse de Limogne produit des pierres plates, dures et grises et le Quercy Blanc, une pierre crayeuse, gélive et bien plus claire. En fonction du secteur, les bâtis de chaque village emploient les pierres issues d’une géologie qui lui est propre. Ainsi, à Varaire, les baies sont typiquement encadrées par de grands monolithes plats caractéristiques de la pierre de Limogne, qu’on retrouve en rive sous forme de lauzes protégeant les maçonneries des intempéries. Les pentes de toitures y sont très prononcées et revêtues de tuiles plates. Elles sont terminées par un coyau, caractérisé par une pente plus faible afin de ralentir la course de l’eau et de l’éloigner de la façade. À Escamps, huit kilomètres plus loin, l’absence de lauzes a occasionné des toits en tuiles canal dont la pente est plus douce, terminés par une génoise. Les pierres déterrées y sont plus petites et de forme aléatoire : elles composent des murs en moellons équarris à joints vifs, percés de baies encadrées par plusieurs pierres taillées. Ces spécificités locales varient sur de très courtes distances : en faire la lecture permet de retracer les cultures constructives prises dans la matière.2
Aujourd’hui, les logiques économiques et sociales ont évolué, mettant à mal les chaînes de production locales et de petite échelle. Le nombre de carrières fournissant des pierres plus nobles que la castine (gravats calcaires) se font rares. Les tuileries ont toutes fermé. Les menuisier·es et charpentier·es ne scient plus leur propre bois. La culture de bois d’œuvre n’a jamais pris sur les causses du Quercy, le sol étant trop maigre pour exploiter les chênes autrement qu’en bois de chauffe. Sur les terrains agricoles des abords du fleuve, les peupliers ont été exploités un certain temps, mais sont à présent plus volontiers remplacés par des noyers fruitiers, plantations subventionnées, qui ont un meilleur rendement que celui du bois destiné à la menuiserie. Les ruines sont nombreuses. Pour autant, ce paysage perdure grâce à une certaine logique « d’entretien », discrètement opérée par les artisan·es attaché·es à ce territoire.
À la manière des pratiques de restauration en poterie ou en tapisserie qui exigent que la recomposition ne connaisse pas d’auteur, l’architecture vernaculaire obéit à la même règle tacite, ce par répétition de techniques constructives semblables. Ouvrir une baie, couvrir une charpente, hourder les pierres d’un nouveau mur sont des gestes qui répondent à des savoir-faire et matériaux spécifiques bien identifiés, partagés localement. Ces interventions invisibles sont toujours d’actualité dans le Lot et permettent au paysage d’évoluer tout en restant sensiblement le même. À la manière du paysage en mouvement que théorise le paysagiste Gilles Clément, les cailloux du Quercy seraient comme les végétaux qui se ressèment quelques mètres plus loin : la matière circule, se réorganise selon d’autres compositions et conserve son essence. On retrouve ainsi dans la tuile, la pierre et le bois d’œuvre, les teintes et les textures de la terre, de la roche et des végétaux qui nous entourent. De l’épaisseur du territoire naît son relief bâti et il est infiniment capable de se transformer sur lui-même. C’est cette relation féconde qui participe à une écologie que certain·es artisan·es s’appliquent à entretenir, faite de liens étroits avec le milieu qu’iels habitent.
RÉEMPLOI INFORMEL
Laurent Moles, un maçon du patrimoine formé auprès d’un confrère d’un village voisin, travaille les pierres de la région depuis maintenant quinze ans. Être garant d’un savoir-faire, par ricochet, revient à assurer l’accès aux ressources spécifiques qu’il sollicite. Ainsi, Laurent fait appel à divers gisements afin de trouver le caillou adapté à l’ouvrage : les quelques carrières conventionnelles, les micro-carrières réouvertes grâce au Parc Naturel Régional des Causses du Quercy et occasionnellement, des extractions opportunes chez des particuliers. Mais c’est essentiellement la spoliation vertueuse3 qui lui sert de principal gisement. Elle est permise par l’appel d’un·e nouvel·le acquéreur·se qui souhaite transformer un bâtiment, par le PNR sur des projets de rénovation ou guidée par une vigilance aux bâtis voisins dont la ruine est trop avancée. Une forme de troc existe, particulièrement sur la démolition, où les moellons tout venant récupérés font gage de monnaie d’échange contre la dépose. Son terrain de stockage, ancien terrain agricole de ses parents, fait un hectare et contient trois grands entrepôts remplis d’une multitude de matériaux récupérés et classés : dalles et pierres plus ou moins taillées et de diverses localités voisines, lauzes calcaires et de schistes, tuiles romaines, plates et mécaniques, poutres en chênes, planchers en peuplier, escaliers, piles de bois ou de calcaire…
Pour l’artisan, le réemploi suit deux principales logiques. La première est la recherche de légitimité dans le choix d’un matériau. Laurent cherche à employer la même pierre que celle ayant construit le bâtiment à rénover : « un bon maçon ne doit pas se faire remarquer ». La seconde est sa garantie de pérennité : utiliser une matière qui a déjà vécu une vie n’induit pas systématiquement une baisse de qualité. Par exemple, les poutres en chêne issues de démolition peuvent être réemployées en les pivotant d’un cran afin de les rendre planes. Ayant déjà plié sous l’usage d’un plancher, elles sont si sèches qu’elles ne se transformeront plus. L’ancien a déjà éprouvé le temps, alors qu’il est difficile aujourd’hui de trouver du bois d’œuvre neuf suffisamment sec et de bonne qualité : le séchage à l’air libre, après le sciage des grumes, se fait rare, notamment pour les bois durs tel que le chêne.
L’emploi de gisements de proximité permet également une adéquation en matière de réponses environnementales spécifiques au territoire d’extraction, car la nature du matériau impose une mise en œuvre qui répond au climat : ainsi, la construction d’un mur en pierre doit se faire sur une certaine épaisseur, assurant le confort d’été. Par ailleurs, la spoliation devient vertueuse lorsque la matière en cours de dégradation dans un bâtiment abandonné retrouve rapidement protection dans une construction saine. Considérer la pierre comme une ressource non renouvelable met l’accent sur l’attention à ces fragilités : plus la pierre est laissée exposée à l’eau, plus elle a des chances de geler. En revanche, protégée, elle est réemployable à l’infini.
LA CONFIANCE À L’ÉPREUVE DE LA CERTIFICATION
La circulation de la matière à la manière des ancien·nes se fait par des voies pragmatiques : la présence de fissures sur une pierre ou son toucher poudreux témoignera de sa gélivité. Ce ne sont alors pas des calculs techniques ou des essais en laboratoire qui priment, mais des tests empiriques que connaissent l’artisan·e ou le·la déconstructeur·ice/fournisseur·se. Ces méthodes de réemploi et de construction sont incompatibles avec les constats de qualité exigés par les assurances, qui demandent à attester du neuf de l’ancien.
Pour prétendre à des marchés publics, le coût économique que représente le temps de travail administratif nécessaire à l’identification d’un matériau en vue de le faire certifier par les contrôleurs techniques est trop lourd à porter pour les petites entreprises telles que celle de Laurent, qui œuvre sur trois chantiers à la fois et peine à conserver deux salariés. Il en est de même pour les revendeur·ses de matériaux anciens du territoire, dont la structure est pourtant plus grande, car ce temps de travail s’ajoute à celui du démantèlement, du tri et du stockage, gonflant le prix du matériau de réemploi qui ne devient plus compétitif par rapport à un matériau neuf.
Sur les marchés privés faisant appel à un·e architecte, l’assurance de ce·tte dernier·e exige la présence d’un bureau d’étude structure pour s’assurer de la réalisation de calculs de portée. A défaut, les études techniques doivent être prises en charge par l’entreprise de construction en interne et l’architecte doit s’assurer de la réalisation de ses calculs, s’iel souhaite être couvert·e par l’assurance décennale. Or, à l’occasion de l’ouverture d’un mur et du choix d’un linteau en pierre, obtenir du·de la maçon·ne les calculs correspondant relève de l’impossible.
L’artisanat, plus particulièrement la pierre, ne répond pas à la conformité des matériaux de catalogue qui conviennent au milieu des assurances. C’est ce qui le rend niche et perçu comme le luxe de certain·es privilégié·es. « Cet état des choses est le produit d’une culture technocratique anxieuse de la responsabilité, qui a enfermé le pouvoir de produire de l’architecture dans une forteresse privée »4. Remettre en cause ce besoin de s’assurer pour pratiquer, c’est faire preuve d’une confiance envers les compétences techniques des participant·es du chantier, artisan·es et architectes compris·es.
À cela s’ajoute l’idée commune selon laquelle la valeur économique de l’ouvrage artisanal est forcément supérieure au produit industriel. Dans le Lot, pourtant, on rencontre de nombreux contre-exemples, démontrant que le milieu rural est fait de cas uniques et incitant à faire davantage appel aux artisan·es. Cas typique, les menuiseries en bois en sur-mesure s’avèrent souvent plus économiques que celles fabriquées industriellement, prenant l’avantage sur des menuiseries plus spécifiques que celles des catalogues, sur des solutions de réemploi, ou encore sur l’intégration de reprises sur chantier5. Un véritable dialogue est alors permis avec l’architecte ainsi qu’une certaine flexibilité, indispensable en bâti existant.
LA CONCEPTION COMME PROCESSUS D’INTÉGRATION
L’architecte adapte alors sa pratique à une manière de bâtir « qui ne résulte pas d’une conception d’atelier sur les tables à dessin »6. Iel conçoit pendant qu’iel consulte celleux qui iront chercher localement la matière et qui la transformeront. Iel devra adapter, parfois, le projet à la pierre, au lieu de créer la pierre qui se taillerait au projet : elle dessinera les proportions et les contours d’une baie ; elle décidera du type d’hourdage, de la nature des joints et de l’épaisseur des murs ; elle régira la forme du toit ou le motif d’un sol en fonction des matériaux disponibles ; elle guidera la largeur du bâti parce que l’entraxe entre refends dépend de poutres déposées sur un autre bâtiment. De même, le dessin d’une fenêtre sera conçu en accord avec l’outillage dont dispose un·e menuisier·e.
Ces dessins ne sont pas figés avant le démarrage de la construction afin de poursuivre la co-conception avec les artisan·es. Au lieu d’une guerre avec des entreprises qui doivent s’assujettir à des plans pour lesquels elles n’éprouvent aucun lien, le chantier devient le lieu d’un dialogue. Cela permet aussi de laisser une marge d’adaptabilité pour réagir à l’existant dans les contextes de rénovation et à la disponibilité d’un matériau au moment du chantier. Collectivement, les aléas peuvent être surmontés en profitant de l’expertise et de l’expérience de chacun·e. Au-delà de ces raisons pragmatiques, il s’agit d’une posture laissant volontairement une part d’improvisation pendant le temps de la construction.
C’est le dialogue entre les méthodes éprouvées ainsi que les moyens techniques dont dispose un·e artisan·e et les enjeux spatiaux, culturels et techniques que peut apporter l’architecte qui aura la force de faire projet et de fonder une pratique. « Ces relations de confiance peuvent transformer les processus architecturaux, rendant possible l’inscription d’une réflexion sur un temps long »7. Bâtir génère en réalité deux architectures : celle du projet en lui-même et celle générée par les matières qui participent à sa construction, les carrières dans le paysage et les cultures forestières autant que les emprises servant à stocker les matériaux en attente d’une nouvelle destination… Prendre la mesure concrète de la corrélation entre la plus petite des interventions et le grand paysage nous semble permettre d’anticiper ce que le bâti lègue à la terre. L’après-projet existe de fait grâce à des mises en œuvre qui permettent la continuité de réemploi des matériaux. Hourder les pierres d’un mortier à l’argile sans adjuvant, les protéger par un enduit extérieur à la chaux, ne pas y fixer les gonds des volets qui gèleront l’hiver venu ou encore se passer de clous et de vis dans les assemblages de charpente permet de préserver la qualité matérielle en vue de les réemployer.
Ainsi, la matière est le résultat de modes de faire. Retracer le récit des logiques géologiques ou économiques sous-jacentes permet d’en faire émerger de nouveaux. Jouer avec le langage des cultures constructives, celles issues de la standardisation, du vernaculaire et celles alternatives stimule de nouvelles compositions.
Les pratiques artisanales sont vues ici, non pas comme le rêve d’une société passée, mais comme des voies de résistances à la globalisation des réponses, pour la multiplicité des valeurs.
- Qualifie une région de formation calcaire caractérisée par un drainage souterrain et par le développement d’une topographie due à la corrosion de la roche. ↩︎
- Pour voir des inventaires photographiques de ces architectures vernaculaires, aller voir : Cayla, Alfred. 1891-1983. Fonds photographique du docteur Alfred Cayla (1891-1983) [en ligne]. Disponible à l’adresse : https://archives.lot.fr/r/27/fonds-photographique-a-cayla/ (consult. 12.11.2024). ↩︎
- Référence à la spolia comme vol, recel, l’adjectif vertueux ajoute la dimension d’échange qui existe dans cette approche. ↩︎
- Material Cultures and Dall Amica. 2022. Material reform, Building for a Post-Carbon Future. Mack Books. ↩︎
- Tiré d’expériences de chantier avec Bertrand Cayre, menuisier recensé par la Charte des savoir-faire de la restauration du patrimoine bâti des Causses du Quercy. ↩︎
- Clément, Gilles. 2003. Le jardin en mouvement [en ligne]. Disponible à l’adresse : https://www.gillesclement.com/ (consulté le 12.11.2024). ↩︎
- Curien, Emeline. 2022. Art de construire et engagement territorial. Building Books / Avenir Radieux. ↩︎



