Hido, Todd. Photographies du livre The End Sends Advance Warning. Photographie © Todd Hido. Courtesy galerie
Hido, Todd. Photographies du livre The End Sends Advance Warning. Photographie © Todd Hido. Courtesy galerie Les filles du calvaire
Takanashi, Yutaka. 1965. Tokyoites. © Yutaka Takanashi / Courtesy of Taka Ishii Gallery Photography / Film
Cahun, Claude. Circa 1932. Self-portrait (in cupboard). (Extrait). Tirage gélatino-argentique. Jersey Heritage. Collections © Jersey Heritage

LA TERRE EST AUSSI INHABITABLE QUE LA LUNE

Ido Avissar est architecte-urbaniste, docteur en architecture et fondateur de l’agence LIST. Il dirige depuis septembre 2019 la filière de master « Fragments » au sein de l’ENSA Paris-Est, et il enseigne au cycle d’urbanisme de Sciences-Po (★★★)

« Après plusieurs longues escapades, essoré comme une vieille serpillère, je rentrais à la maison, sans parvenir à me réadapter : je me sentais plus à l’aise dans le lit dur d’un motel que dans le mien, j’étais plus habitué aux riz au curry à l’escalope panée des aires de repos qu’aux plats préparés par ma femme ».1

Un logement ne peut être considéré comme habitable en tant que tel. L’habitabilité est une notion complexe qui se définit à la fois par des caractéristiques propres à l’espace mais aussi par la personne qui l’habite et la manière dont elle l’habite. Il s’agit donc d’une interaction est non pas d’une condition préalable. Certes, de multiples facteurs de l’inhabitabilité peuvent être énumérés aisément et de façon qui peut sembler objective ou, du moins, largement partagée : l’insalubrité, la promiscuité, l’inconfort climatique ou acoustique. Les chartes et normes en vigueur cherchent à établir les conditions souhaitables pour l’habitat : espaces extérieurs, FLJ2 , largeur des pièces à vivre, qualité des orientations, facilité d’accès, sont chaque jour, mais malheureusement pas toujours, prescrites, dessinées, analysées, et hélas souvent négociées entre les différent·es acteur·ices de l’aménagement. Mais au-delà de ces conditions, primordiales et tangibles, il peut être utile de garder en tête que les humain·es ne sont pas de simples usager·es qui occupent l’espace comme on l’imagine préalable-ment, mais comme le note Éric Chauvier, « des êtres dotés d’une capacité à ressentir des émotions et à se construire avec elles. À ce titre, ils ne cessent d’interpréter les lieux à leurs façons,y mêlant leur propre histoire dans des proportions sensibles très importantes ».3 Dans ce court texte, nous essaierons de tirer profit de la relative malléabilité de la notion d’habitabilité pour poser une question : est-ce que les espaces considérés comme peu ou non habitables peuvent nous enseigner quelque chose ? La petite exploration qui suit s’intéressera naturellement aux interactions de certaines personnes avec l’espace plutôt qu’aux caractéristiques spatiales entant que telles.

INTRANQUILLITÉ

Dans la citation au début de ce texte, le photographe Daido Moriyama évoque sa soif de mouvement, l’appel de la route qu’il éprouve comme une addiction, une nécessité constante. Ce sentiment d’intranquillité n’est, à priori, pas une condition que nous, architectes, avons en tête en dessinant des logements. L’habitat est souvent pensé comme un espace de confort et de repos, une couche protectrice contre le monde extérieur. Mais le bruit du monde ne s’arrête pas aux portes de nos appartements. Il traverse les murs, implanté dans nos têtes et nos esprits.

Dans Le Livre de l’intranquillité, Fernando Pessoa décrit avec beaucoup d’acuité et de douleur une situation qui est le contraire de la tranquillité et de la sérénité : « Tout en moi tend à être aussitôt autre chose ; une impatience de l’âme contre elle-même, comme on peut l’avoir contre un enfant importun ; une intranquillité toujours plus grande et toujours semblable »4 . Le protagoniste du roman trouve rapidement son lieu de prédilection, une salle de restaurant située dans un entresol, un espace déconnecté de la vie urbaine de la rue, bas sous plafond, mal éclairé. Le livre est constitué d’une série de fragments qui traduisent les pensées décousues et l’état d’intranquillité chronique de l’auteur.

Pour Pessoa, l’entresol constitue une toile de fond tout à fait appropriée pour les souffrances psychiques de son protagoniste. De manière analogue, Dostoïevski place le sien non pas dans un entresol mais dans un véritable sous-sol. Le narrateur des Carnets du sous-sol choisit de s’auto-exclure de la société en s’enfermant volontairement dans un logement souterrain : « ma chambre est vilaine, infecte, au bout de la ville »5. Ce terrier étriqué joue le rôle d’espace de résistance à la société urbaine. Son étanchéité au monde extérieur permet au narrateur d’y développer son discours amer et revendicateur : « là, dans son souterrain puant, répugnant, notre souris offensée, abattue et bafouée, sombre incontinent dans une rage froide, fielleuse et, surtout, sempiternelle »6. L’étroitesse du sous-sol devient celle de la conscience souterraine du narrateur, de son esprit clos sur lui-même7. L’homme du souterrain de Dostoïevski s’oppose de manière revendiquée et assumée à l’Homme de la Nature et de la Vérité de Jean-Jacques Rousseau. Ce dernier peut être considéré comme une sorte de pré-Modulor, un homme vivant en parfaite osmose avec le monde qui l’entoure. Le narrateur dostoïevskien n’est en osmose avec rien mais il garde en lui une sorte de liberté souterraine, dans laquelle sa chambre joue un rôle déterminant.

Les protagonistes de Pessoa et de Dostoïevski sont des êtres extrêmes, peut-être malades, mais en même temps, ils sont nous tou·tes. Personnes modernes, névrosées, incapables de trouver la tranquillité et la sérénité qui ne sauraient s’épanouir dans un appartement T3 double-orienté avec balcon. Ils témoignent d’une certaine difficulté, voire une impossibilité, à vivre dans des espaces normés.

FADEUR ET ANONYMAT

Dans Espèces d’Espaces, Georges Perec consacre à l’inhabitable un petit chapitre, sous la forme d’une liste. On y trouve des espaces dont les attributs physiques rendent indéniablement inhabitables mais aussi des espaces quelque peu aliénants, anonymes ou dénués de qualité, dont : « l’hostile, le gris, l’anonyme, le laid, les couloir du métro, les bains-douches, les hangars, les parkings, les centres de tri, les guichets, les chambres d’hôtel »8. Ces espaces, très variés en qualité, possèdent tous un caractère commun générique, rendant leur appropriation impossible. Ce sont des espaces de passage, sur lesquels personne ne laisse de trace. Pourtant, ces espaces, à priori « sans qualités », ont souvent été des véritables inspirations pour les architectes. Et puis, un parking, une chambre d’hôtel ou un couloir de métro ont des qualités spatiales indéniables, à la fois radicales et abstraites.

Dans No-Stop City, le point de départ de l’agence Archizoom Associati est ce qu’iels appellent le parking résidentiel, c’est-à-dire un espace répétitif, isotrope, d’apparence infinie, dénué de qualités spatiales propres (délimitation, proportion, contraste, etc.). En règle général, ce projet est catalogué dans la rubrique dystopique, avec une étiquette expliquant qu’il s’agit avant tout d’une critique de société et non pas d’une projection véritable. Cependant, le propos est bien plus ambigu. Il s’agit d’une critique et d’une fascination à la fois. Il y a bien là une esthétisation et une célébration de l’espace sans qualités et non pas sa condamnation pure et simple. Le projet remet en question l’architecture dite « figurative », incapable de s’adapter à la société contemporaine. À ce titre, les espaces sans lumière naturelle font partie des choses dont la société saurait faire quelque chose sauf que les architectes n’ont pas les outils pour les penser. Nous avons cessé de concevoir des espaces sombres dans l’habitat, non pas parce que ces espaces sont sans intérêt ou nécessairement mauvais, mais parce que dans un logement petit, réduit au minimum, on ne peut pas offrir le luxe d’avoir des espaces mal éclairés.

La fadeur de ces espaces fait partie de notre biotope et l’anonymat qu’ils dégagent n’est pas un simple fait aliénant mais aussi une couche protectrice et libératrice pour l’individu·e. Dans Fin de Combat, Karl Ove Knausgård raconte l’écart entre l’image d’habiter, nécessairement idéalisée, et l’expérience véritable, à travers l’exemple malheureux de l’acquisition de leur maison secondaire :

« Linda s’imaginait certainement en train de s’occuper des fleurs du jardin, un chapeau de paille sur la tête, ou allongée dans un hamac à lire, les enfants autour d’elle, pieds nus et heureux, pensaije. Elle imaginait les soirs d’automne, les carottes qu’on sortirait de terre, presque incolores à la nuit tombante, et sur le réchaud de la toute petite cuisine, une casserole de soupe de légumes. […] Mais les choses ne se passèrent pas ainsi, la réalité nous écrasa comme un bulldozer et les rêves volèrent en éclats, on se disputait, les enfants étaient insupportables […] je souffrais toujours de claustrophobie là-bas ; être entouré de voisins de tous les côtés n’était pas pour moi. En ville, je n’avais aucun problème avec les autres, parce que nous n’avions aucun lien. En ville, nous étions des inconnus, mais là, il était d’usage de se saluer et d’échanger quelques mots entre voisins quand on se croisait, et il était impossible de faire quoi que ce soit sans être vu. Être perçu comme un inconnu, ce n’était pas être regardé comme une personne en particulier, un père de famille inquiétant d’une quarantaine d’années, et je ne supportais pas ce regard, il me faisait bouillir… ».9

EXTÉRIEUR – INTÉRIEUR

Les bouleversements climatiques que nous commençons à ressentir sérieusement définissent clairement d’autres contours de l’inhabitabilité. Ainsi, la prévention de l’inconfort climatique dans le logement devient un axe central de conception et de réglementation.

Ce travail indispensable redéfinit en filigrane le rôle des architectes pour les années à venir : rendre habitable une terre de plus en plus inhabitable. Cette nécessité remet en question une des promesses fondamentales de l’architecture moderne : l’amplification d’une relation osmotique, à la fois visuelle et spatiale, entre intérieur et extérieur.  

Certes, nous œuvrons collectivement pour diminuer au maximum l’impact du dérèglement climatique sur l’espace extérieur (baisse d’émissions, cercles de production, désartificialisation, îlots de fraîcheur) mais l’évolution de la conception des logements semble témoigner d’une certaine résignation : si nous ne pouvons pas empêcher le réchauffement de la Terre, essayons au moins de maintenir nos logements habitables. D’un point de vue pragmatique, cela semble plus atteignable, et, dans tous les cas, indispensable.

Mais cette approche, résultant à la fois d’une nécessité et d’un bon sens, interroge notre rapport à l’inhabitabilité de l’espace extérieur. Comment penser les conditions de cette inhabitabilité ? Que ferait l’homme de la nature et de la vérité, cher à Rousseau, dans une terre devenue inhabitable, à l’intérieur de son habitacle isotherme ? On peut étendre cette interrogation en contemplant les images du photographe américain Todd Hido. Souvent prises à travers le pare-brise de sa voiture dans des conditions climatiques extrêmes, elles révèlent des moments de beauté paisible d’un paysage désolé et abandonné. Ces photos posent une autre question qui peut sembler provocatrice, au regard de la gravité de la situation : quel rôle pour l’esthétique sur une terre en voie de devenir inhabitable ?

En effet, sur une échelle de priorités et d’urgences, on serait tenté de balayer les questions esthétiques, du moins le temps de trouver quelques solutions pérennes pour l’habitabilité des espaces intérieurs. Cela semble résonner avec l’essor actuel d’une certaine non-écriture architecturale, à travers ce que certain·es identifient comme des bâtiments-gaufres, témoins de ce désintérêt, voire rejet, des questions esthétiques. Mais l’esthétique n’est pas une simple couche de finition sans laquelle on saurait survivre longtemps. Andrea Branzi notait à ce propos que, dans notre société, « ou bien l’on est capable d’améliorer la qualité de l’hospitalité, de l’habitabilité, que ce soit de l’environnement ou de la métropole contemporaine, ou bien il y aura une grave crise politique. Je me rappelle du discours du poète russe Joseph Brodsky lorsqu’on lui a remis le prix Nobel. Il disait que la crise politique que des pays socialistes était le résultat d’une « crise esthétique », parce que le choc esthétique dans un environnement qui est hors de contrôle, hors de toute qualité de vie, produit un choc « éthique », car esthétique et éthique sont liées »10. Brodsky, en effet, affirme que l’humain·e est une créature esthétique avant d’être une créature éthique, et qu’une souffrance esthétique est toujours une souffrance personnelle. Il affirme également que si le monde ne peut vraisemblablement plus être sauvé, un·e individu·e peut toujours l’être, à travers l’art et la littérature11. Ces quelques exemples ne cherchent pas à relativiser la notion d’habitabilité, ni à minimiser les enjeux majeurs liés à la salubrité et à la dignité du logement, qui sont, à ce jour, loin d’être résolus ou atteints. Ils cherchent simplement à abattre un peu les murs du logement type en insistant sur l’importance des interactions et de la porosité de certaines limites ★

  1. Moriyama, Daido. 2016. Mémoires d’un Chien. Paris : Delpire. P. 36. ↩︎
  2. Facteur de Lumière du Jour : un paramètre estimant le niveau d’éclairement naturel d’un espace par rapport aux conditions extérieures. ↩︎
  3. Chauvier, Éric. 2016. La Rocade Bordelaise. Une Exploration Anthropologique. Bordeaux : Le Bord de l’Eau. P. 57. ↩︎
  4. Pessoa, Fernando. 2024. Le Livre de l’intranquillité. Paris : Christian Bourgois. P. 50. ↩︎
  5. Dostoïevski, Fiodor Mikhaïlovitch. 1992. Notes d’un Souterrain. Paris : GF Flammarion. P. 46. ↩︎
  6. Ibid. P. 52. ↩︎
  7. Androsenko, Lilia. 2022. Le Narrateur, entre liberté souterraine et exclusion de soi : la poétique d’une figure de l’exclu. Dans « Les Carnets du sous-sol de Fiodor Dostoïevski ». Transversales n° 22, Exclusion : quels processus ?. ↩︎
  8. Perec, Georges. 2022. Espèces d’Espaces. Paris : Seuil. P. 164. ↩︎
  9. Knausgård, Karl Ove. 2020. Mon Combat, VI : Fin de Combat. Paris : Folio. Pp. 1380-1381. ↩︎
  10. Branzi, Andrea. 2008. Open Enclosures. Paris : Fondation Cartier. ↩︎
  11.  Brodsky, Joseph. 1988. Loin de Byzance. Paris : Fayard. Pp. 435-436. ↩︎
Hido, Todd. Photographies du livre The End Sends Advance Warning. Photographie © Todd Hido. Courtesy galerie
Hido, Todd. Photographies du livre The End Sends Advance Warning. Photographie © Todd Hido. Courtesy galerie Les filles du calvaire
Takanashi, Yutaka. 1965. Tokyoites. © Yutaka Takanashi / Courtesy of Taka Ishii Gallery Photography / Film
Cahun, Claude. Circa 1932. Self-portrait (in cupboard). (Extrait). Tirage gélatino-argentique. Jersey Heritage. Collections © Jersey Heritage