Théophile Chatelais est architecte, diplômé de l’école d’architecture de Paris Val de Seine et de l’école de paysage de Versailles. Il cofonde en 2024 le bureau cdlt. (Chatelais – de La Taille) spécialisé dans les espaces climatiques hybrides, du dedans au dehors (★★★)
Quand je pense à la vie en bord de mer, des souvenirs variés me viennent en tête : une chambre sommaire, une table à l’ombre d’un pin parasol, un tuyau d’arrosage qui sert de douche, un rocher en forme d’oreiller. Curieusement, ces images sont empreintes d’un vague sentiment de liberté. Par-delà les normes et les conventions sociales, le dehors devient un dedans, les objets se remplacent les uns les autres et j’apprends à vivre avec peu. Cette vie simple peut-elle être le modèle de nouvelles manières d’habiter ?
L’expression peut paraître naïve : la vie est toujours compliquée. Mais peut-être pourrait-elle l’être un peu moins. Peut être, pourrait-on la débarrasser d’une part de sophistication superflue et interroger la réalité de nos besoins. C’est le point de départ de la série The simple life diffusée au début des années 2000 aux États-Unis. Elle met en scène deux stars de la jet-set, Paris Hilton et Nicole Richie, confrontées à une vie « sans téléphone portable, sans argent et loin des boîtes de nuit ».1
Dans une période d’abondance et d’hyperconfort, l’expérience ressemble à un remake de Walden par Bret Easton Ellis dans lequel la cabane de bois aurait été remplacée par un camping-car fluo sinuant sur les routes américaines. Au cours de la cinquième et dernière saison, les deux protagonistes se rendent le temps d’un été dans le camp Shawnee en Californie. Perdue dans les montagnes qui surplombent la baie de Malibu, l’installation est constituée de baraquements reliés par des chemins de terre battue. En découvrant leur chambre spartiate, dont l’aménagement est réduit à six lits de camp alignés sur un parquet défraîchi, Nicole s’interroge : s’agit-il d’une prison ?
Loin de célébrer une existence frugale et un retour à l’essentiel, le·la spectateur·ice comprend rapidement que la série tourne en dérision un mode de vie en décalage avec les standards modernes. À l’inverse du roman de Thoreau, la retraite n’est pas l’occasion d’une remise en question du monde ou d’une prise de conscience de sa violence ; au contraire, elle donne l’impression d’une parenthèse incongrue, d’un instant d’égarement qui en provoquerait presque le regret. En quittant les lieux à bord d’une limousine noire aux vitres teintées, Paris laisse échapper un soupir : « Civilization, here we go ». Générique de fin.
Cette raillerie peut sembler anecdotique si on ne la remet pas en place dans une logique plus large. Par-delà son apparente absurdité, The simple life met en relief les divergences entre deux modèles radicalement opposés : d’un côté, un faste ostentatoire érigé comme symbole du progrès et de la civilisation ; de l’autre, un dénuement considéré comme archaïque et obsolète.
Dans son essai Less is enough2, l’architecte et théoricien Pier Vittorio Aureli, cofondateur de Dogma, met en exergue cette capacité du capitalisme tardif à déposséder de toute valeur subversive les contre-modèles qui s’érigent à son encontre. Il prend pour exemple le détournement de l’ascétisme dans les sociétés occidentales contemporaines. L’injonction moderniste less is more, loin de rompre avec l’accumulation, est devenue le socle de nouveaux modèles de consommation perpétuant le système économique en place. Les standards minimalistes ne nous ont pas libérés du consumérisme ; ils n’ont fait qu’en dévier le cours et lui donner une forme nouvelle.
Aureli questionne les conditions spatiales d’une vie d’ascèse et fait le lien entre la posture philosophique et l’architecture qui l’incarne. Il évoque ainsi les premiers monastères où les espaces s’organisent suivant un principe d’idiorythmie : la vie des moines est accordée selon leurs rythmes propres, alternant des moments de sociabilité et des temps de solitude dans les cellules individuelles. Cet intérêt pour une forme intime d’habiter traverse toute l’œuvre de Dogma, de la collection de chambres présentées dans The room of one’s own3 à la recherche historique sur l’habitat minimum dans Loveless4. À l’instar de la vie monacale, on y retrouve l’hypothèse que ces espaces et leur organisation pourraient représenter une forme de libération au sein de structures générales répressives.
Dans le dernier chapitre de son essai consacré à l’ascétisme, Aureli donne deux exemples d’existences dissidentes au cœur d’architectures radicales. Le Corbusier et Absalon ont tous les deux passé une partie de leur vie au bord de la mer, loin des appartements classiques. Si on connaît bien le cabanon de Roquebrune-Cap-Martin de 3,66 x 3,66 mètres où Le Corbusier aimait se retirer pour écrire et dessiner, la première cabane d’Absalon est plus mystérieuse.
Né en 1964 à Ashdod en Israël, ce dernier quitte le service militaire à l’âge de vingt ans dans un état de détresse psychologique. Il choisit alors de s’exiler dans les dunes de sable au sud de la ville où il construit une cabane en bois : durant deux années, le jeune homme partage sa vie entre la fabrication de bijoux et l’exploration des plages de la mer Morte et du Sinaï. Il reste malheureusement peu de traces de cette période de transition. L’une des rares œuvres de cette époque, Culture (1986), met en scène des couverts en papier mâché comme s’il s’agissait de trouvailles archéologiques. « Est-ce que les fourchettes, les couteaux, les tables, les lits, etc. doivent ressembler à ce à quoi nous sommes habitués ? »5 Par cette question simple, Absalon interroge notre capacité à nous défaire d’une existence préconçue et à envisager de nouvelles manières d’habiter. Cette réflexion conduit le reste de son œuvre : après avoir rejoint son oncle à Paris grâce à l’argent économisé en vendant des bijoux, il développe une pratique à la frontière floue entre sculpture, mobilier et architecture. En organisant et en assemblant des formes géométriques élémentaires, il cherche à définir de nouvelles règles spatiales bousculant l’ordre établi6.
La série Cells, interrompue par sa mort prématurée en 1993, explicite cette « architecture de la contrainte ». Elle définit les conditions architecturales d’une vie simple, en dehors de toute norme sociale, au travers de six cellules pour une personne dans lesquelles Absalon projette d’habiter. Destinées à six villes différentes (Paris, Zurich, New-York, Tel Aviv, Francfort et Tokyo), ces habitats dessinés à la mesure de son propre corps transposent les limites de la cabane d’Ashdod dans un environnement urbain.
Dans ces exemples, l’architecture n’est pas réduite à un cadre esthétique. Elle devient le théâtre d’existences vécues dont la réalité s’exprime pleinement dans l’action quotidienne. Par la qualité de ses espaces et des éléments qui la composent, l’architecture influe sur nos postures, nos usages ou nos échanges. Elle acquiert ainsi une dimension politique et peut être lue comme un contre-pouvoir, le « spectre d’un monde qui pourrait être libre »7.
L’expression est tirée de l’ouvrage Eros et Civilisation du philosophe allemand Herbert Marcuse ; elle est réactualisée par le philosophe Mark Fisher qui en fait le sous-titre de son essai inachevé Acidcommunisme8 consacré à la contre-culture des années 1960 et 1970. Dans l’extrait qu’il cite en exergue, on retrouve une réflexion sur les intérieurs. Par la description d’« appartements concentrationnaires » où le tumulte d’objets inutiles entrave la liberté des habitant·es, Marcuse montre comment les objets qui nous entourent acquièrent une valeur politique. Ce ne sont pas les composantes inertes d’une nature morte : ils constituent des biens de consommation qui partagent nos vies, détournent notre attention, prennent notre temps pour les produire et les obtenir.
Cette critique n’est pas tant à l’encontre du matérialisme d’une telle forme de vie que de l’aliénation qu’elle entraîne. Pour le philosophe, le « fétichisme total de la marchandise » s’apparente à une confiscation de nos désirs. C’est seulement en nous débarrassant des besoins illusoires que nous pourrons nous concentrer sur l’essentiel. Cette forme de simplicité n’est pas une posture esthétique. C’est la réclamation de temps libre : pour regarder un nuage, fermer les yeux sous un rayon de soleil, écouter un morceau de musique ou réfléchir à d’autres mondes possibles.
Dans la chambre où j’écris ces lignes, il y a un lit, une pile de livres, une lampe de chevet, une table et un ordinateur portable ; entre la première et la dernière version de l’article, s’y sont ajoutés un bouquet de tulipes blanches et un lecteur CD mural posé au sol. Cette pièce n’est pas vide et pourtant elle m’en donne l’impression. Allongé sur le lit, le regard perdu dans le vague, je ressens un étrange sentiment de liberté. Quelle part de révolte existe-t-il dans les intérieurs que nous habitons ? ★
- The simple life. Wikipedia [en ligne]. Disponible à l’adresse : https://fr.wikipedia.org/wiki/the_simple_life (consulté le 29 février 2024). ↩︎
- Aureli, Pier Vittorio. 2014. Less is enough : on architecture and asceticism. Strelka Press. ↩︎
- Dogma. 2018. The room of one’s own. MIT Press. ↩︎
- Dogma. 2018. Loveless : the minimum dwelling and its discontents. Black square. ↩︎
- Eshel, Daniel. 2022. Biographie. Absalon art [en ligne]. Disponible à l’adresse : https://absalonart.com/fr/biography (consulté le 29 février 2024). ↩︎
- Absalon. 1990. Absalon : catalogue d’exposition. CREDAC. ↩︎
- Marcuse, Herbert. 1963. Eros et civilisation. 1ʳᵉ publication en 1955. Éditions de minuit. ↩︎
- Fisher, Mark. 2022. Acidcommunisme. 1ʳᵉ publication en 2016. Audimat éditions. ↩︎
Article publié dans le cadre d’un partenariat avec « La balnéaire ». L’exposition et la publication « La balnéaire » sont créées par Milena Charbit et l’agence d’architecture et d’urbanisme Concorde avec l’association Eileen Gray.Etoile de mer.Le Corbusier et le Centre des Monuments historique en partenariat avec Plan libre / Maison de l’architecture Occitanie-Pyrénées et le Fonds de dotation Quartus pour l’architecture.