Architecte, chercheuse et enseignante, Deborah Feldman est cofondatrice de l’agence d’architecture 127af. Doctorante en architecture et anthropologie à l’université Paris Nanterre, elle s’intéresse aux transformations de l’habiter contemporain, et aux frontières mouvantes entre privé et public à l’ère de la société numérique (★★★)
Ces eaux aguichent et séduisent ; elles menacent de vous tremper et même de vous noyer.
Les eaux du prince sont là pour distraire toute une cour.1
Des carrés bleus éparpillés sur les côtes de nos littoraux ou dans les lotissements en bordure du désert aux États-Unis prennent forme dans nos esprits à l’aide d’un ample imaginaire cinématographique. C’est au bord de la piscine que les rich and beautiful se rencontrent et l’exaltation de sa puissance libidinale ne pourrait pas être symboliquement plus forte que dans l’archétypale histoire d’amour de Roméo et Juliette. Ce n’est pas un hasard si Baz Luhrmann tourne la scène du balcon2, du plus fol aveu d’amour, au bord de la piscine des Capulets. Elles sont un reflet des vies scintillantes aux éclats d’eau chlorée d’une toile signée David Hockney. Symboles de fortune et d’accomplissement du rêve américain, leur présence semble néanmoins souvent attirer les ennuis, annonçant la défaite et le déclin d’un monde, révélant ainsi l’envers du mirage.
Elles sont un réceptacle à fantasmes, lieu de goinfrerie à ciel ouvert où les gloutons peuvent matérialiser leurs envies, au grand jour, devant famille, voisin·es et société. La téléréalité n’a pas manqué l’occasion de saisir le filon. Celleux biberonné·es à MTV dans les années 2000 se souviennent sûrement de l’émission Pimp My Ride qui montrait une équipe de mécaniciens transformer les voitures délabrées des fans les plus chanceux·uses en réplique de la chapelle sixtine, en jacuzzi ou casino. Les rêves les plus audacieux prenaient forme à l’intérieur de simples voitures. À partir de 2015, une nouvelle vague d’émissions apparaît aux États-Unis : The Pool Master, Lagoon Master, Pool Kings, Supersize My Pool, Ultimate Pools, Pool Hunters ou Cool Pools, etc. Le principe est le même, mais la voiture est désormais remplacée par le backyard et sa piscine. Les carrés bleus sont « mis en vedette »3, et non pas par quelques embellissements timides, mais par la construction de grottes et de cascades qui dépassent plusieurs fois la hauteur des constructions avoisinantes, de canaux de plongée creusés sous la maison et visibles depuis différentes pièces4, de poissons exotiques, de la végétation luxuriante et de cailloux plus ou moins précieux amenés de plus ou moins loin.
Il ne s’agit pas uniquement d’une pièce en plus, ces gouffres bleus, qui font monter considérablement la valeur immobilière d’une propriété5, offrent un espace de débauche, une possibilité de spatialiser et de donner corps à ses fétiches, mais aussi un lieu de maîtrise des peurs. Jerry6, grand-père de plus d’une douzaine d’enfants, construit une piscine inspirée des films Indiana Jones, dans sa maison au milieu du désert d’Utah. L’eau sortie des bouches de lions en cuivre, s’achemine sur plusieurs plateformes soutenues par des constructions en ciment qui imitent les formations rocheuses du désert présent en arrière-plan. Les falaises orange, Utah’s red rocks sont miniaturisées, ses arches sont percées par des toboggans, des bains chauds et un tronc, à 5 mètres du sol, qui sert de point de saut aux enfants.
Un énorme engrenage technique et constructif mis au service d’un simulacre : du sable, des palmiers, des coquillages et des roches, un cadre « naturel » parfaitement maîtrisé, autant sauvage que domestiqué, minutieusement adapté aux besoins précis de chacun·e de ses propriétaires. « Before this was a backyard with grass and oak trees surrounding it but now it is a functional outdoor paradise »7. Ces paradis, souvent qualifiés de getaways, servent d’escapade d’un quotidien monotone, de moyen de déplacement d’un voyage immobile. Au bord de la piscine, on n’est plus « à la maison ».
Si les émissions de téléréalité révèlent un monde dans lequel les piscines servent de défoulement aux bizarreries des plus riches, non loin de là, à quelques rues de distance, d’autres témoignent par l’amenuisement et la simplification de leurs formes, de couches moins fortunées de la société. Après avoir cartographié et redessiné les contours de chacune des 43 123 piscines privées qui parsèment Los Angeles, Benedikt Groß et Joey Lee ont observé une corrélation entre le niveau de revenu des habitant·es et la forme des piscines. Les quartiers huppés voient ainsi le rectangle bleu, forme standard des piscines publiques ou des piscines sur catalogue, se déformer dans des emprises organiques et irrégulières. Aux États-Unis, le pays le plus « consommateur » de piscines privées, suivi de près par la France, où pour chaque français 2,5 m2 de piscine privée sont construits quelque part8, les piscines offrent un terrain d’étude de la démesure mais aussi du déclin et de la faillite de la société. La crise des subprimes de 2008 a littéralement vidé des dizaines de milliers de piscines sur le continent américain. La piscine est la première à être abandonnée, délaissée, vidée, lorsque le niveau de vie doit baisser. Aucun signal n’est plus criant de la défaite du rêve américain qu’une piscine domestique désaffectée. Et comme dans l’Amérique déclinante du film American Beauty, les blue lagoons deviennent rapidement des ciment holes, des trous, des vides à occuper par les parias, les skaters et autres punks.
Dans Breaking Bad, la piscine, qui tient un rôle presque au même titre que les autres personnages de la série9, devient, lorsque tout est parti à vau-l’eau, un bowl de skateboard ; métaphore de la déchéance du héros et d’une société tout entière. Car cette scène est devenue une réalité des banlieues américaines post-crise. Un article du New York Times10 de décembre 2008 relève, en pleine récession, la découverte par les skateur·ses d’un gisement inespéré. Le nombre ahurissant de maisons saisies après la crise laisse derrière autant de piscines, que la communauté des skateur·ses du monde entier, certain·es venant même d’Allemagne ou d’Australie, n’a pas tardé à exploiter. « We have more pool than we know what to do with » se plaint même M. Peacock, skateur californien, dans l’article. Des sites internet comme skateandannoy.com répertorient chaque nouvelle piscine « apprivoisée ». Aidé·es par les sites immobiliers, les skateur·ses éclaireur·ses partent équipé·es de pompes, de seaux, de pelles et de balais-brosses à la recherche des piscines cachées derrière des maisons abandonnées. Cette activité illégale permet néanmoins aux autorités de se débarrasser de la tâche d’assainir quelques piscines parmi ces dizaines de milliers de nouveaux marécages urbains qui posent d’importants problèmes de santé publique car les rich and famous ont désormais été remplacé·es par des populations de moustiques porteurs du virus du Nil Occidental et leurs prédatrices, de minuscules carpes et libellules introduites par les autorités locales pour maîtriser cette invasion.
Des piscines non déclarées, jusqu’à celles, de plus en plus petites et moins chères, dont la consommation est moindre que celle d’une baignoire11, ces « bouc émissaires »12, protégées coûte que coûte par certain·es ou en voie de régulation et mises sous surveillance par d’autres, sèment la discorde. Leur pouvoir d’exaltation les place, comme des stars de cinéma, au cœur de virulents débats. Pour certain·es, elles sont trop grandes, pour d’autres pas assez, trop souvent vidées ou pas assez remplies, trop « naturelles » ou pas assez mécanisées, les piscines demeurent un objet de fascination. Elles nous permettent parfois de voir le monde depuis leurs fonds bétonnés, comme nous le propose Leandro Erlich au musée d’art contemporain du 21e siècle de Kanazawa ou Mike Nichols à travers les lunettes de plongée du jeune Dustin Hoffman, quand son père le jette à l’eau dans la piscine de leur maison in a Los Angeles suburb. Cette immersion est un baptême, une entrée dans la « vraie vie » du candide lauréat13 dont les parents se doivent de se vanter au sein de la haute société. Les mains du père, collées sur le hublot du masque, lui poussent la tête sous l’eau, avec la même ferveur qu’Alain Delon noyait Maurice Ronet dans la piscine14 de Jacques Deray. Que fait-elle, cette piscine privée, pour fédérer autant de déraison, autant de passions ? Elle spatialise dans ces vides excavés, dans l’absence qu’elle crée, les fantasmes de celleux qui habitent sur ses bords. Quelque chose dans leur statut ambiguë, d’entre deux, entre plein et vide, entre construction et flaque d’eau « naturelle », entre terre et mer, lui permet de porter le fantasme et rendre fous·folles celleux qui l’entourent, comme conclut Charlie Chaplin lui-même dans la séquence mythique au bord d’une piscine de la station thermale où il fait sa cure : « the waters have a strange effect » ★
- Illich, Ivan. 1985. H20, les eaux de l’oubli. Paris : Ed. Gallimard. P. 52 ↩︎
- Voir le film Roméo + Juliette, réalisé par Baz Luhrmann en 1996 ↩︎
- Voir le site https://tv.apple.com/ca/show/sublimes-piscines/umc.cmc.4m2v8coeuuioyf49zi4dppkvg?l=fr ↩︎
- Voir la vidéo https://www.youtube.com/watch?v=TlGv0fqxCxQ ↩︎
- Voir le site https://www.mysweetimmo.com/2022/06/28/immobilier-linstallation-dune-piscine-fait-encore-grimper-les-prix-de-vente-sauf-dans-les-stations-balneaires/ ↩︎
- Voir la vidéo https://www.youtube.com/watch?app=desktop&v=B7ykAKuviTA ↩︎
- Voir la vidéo https://www.youtube.com/watch?v=B6Rio5HBkW4 ↩︎
- En 2021, en France, il y a 1 piscine privée pour 21 habitant·es. Voir le site https://www.lemoniteur.fr/article/en-2021-un-nouveau-record-de-piscines-installees.2218592 D’une surface moyenne qui varie entre 72 m² et 32 m² pour les plus récentes ↩︎
- Why Breaking Bad is Full of Swimming Pools fait une analyse du rôle joué par les piscines tout au long des différentes saisons de la série. https://www.youtube.com/watch?v=ZM_1jRPTKwo ↩︎
- Voir le site https://www.nytimes.com/2008/12/29/us/29pools.html ↩︎
- « Si on veut vraiment réguler sa consommation d’eau, mieux vaut se débarrasser de sa baignoire », souligne par ailleurs Jean Viard, sociologue au CNRS. Source : https://www.laprovence.com/article/france-monde/2213843195706415/secheresse-et-piscines-pourquoi-les-proprietaires-ne-devraient-pas-autant-culpabiliser ↩︎
- « On a l’impression qu’avec le combat de la sécheresse, qui est très grave, on est en train de stigmatiser les piscines qui deviennent le bouc émissaire », déplore toutefois Stéphane Figueroa, président de la Fédération des professionnels de la piscine et du spa. Source : https://www.laprovence.com/article/france-monde/2213843195706415/secheresse-et-piscines-pourquoi-les-proprietaires-ne-devraient-pas-autant-culpabiliser ↩︎
- Voir le film Le Lauréat, réalisé par Mike Nichols, en 1967 ↩︎
- Voir le film La Piscine, réalisé par Jacques Deray, en 1969 ↩︎
Article publié dans le cadre d’un partenariat avec « La balnéaire ». L’exposition et la publication « La balnéaire » sont créées par Milena Charbit et l’agence d’architecture et d’urbanisme Concorde avec l’association Eileen Gray.Etoile de mer.Le Corbusier et le Centre des Monuments historique en partenariat avec Plan libre / Maison de l’architecture Occitanie-Pyrénées et le Fonds de dotation Quartus pour l’architecture.