Extraits du film de Jean-Luc Godard, Alphaville, sorti en 1965. © 1965 STUDIOCANAL – Filmstudio 
Extraits du film de Jean-Luc Godard, Alphaville, sorti en 1965. © 1965 STUDIOCANAL – Filmstudio 

L’amateur·ice

Marc-Antoine Durand est maître de conférences à l’école nationale supérieure d’architecture de Clermont-Ferrand, chercheur au sein de l’UMR Ressources et du CERILAC Université Paris Cité. Son champ d’investigation croise les théories et critiques de la modernité et l’histoire du texte d’architecture. Fondateur des éditions As Found, dont il est responsable avec Katie Filek, il mène parallèlement une activité critique et curatoriale. L’idée de ce texte est née d’un entretien avec Patrice Goulet, réalisé chez lui le 21 mars 2024 (★★★)

Marc-Antoine Durand inscrit son texte en écho à celui de Margaux Darrieus « Pour une critique d’architecture située » publié sur Plan L****.

« La critique est l’art d’aimer. Elle est le fruit d’une passion qui ne se laisse pas dévorer par elle-même, mais aspire au contrôle d’une vigilante lucidité. Elle consiste en une recherche inlassable de l’harmonie à l’intérieur du couple passion-lucidité. Que l’un des deux termes l’emporte sur l’autre, et la critique perd une grande part de sa valeur. Encore faut-il qu’elle possède ces deux moteurs. » — Douchet, Jean. 1961. L’art d’aimer.

Être critique, c’est penser le rapport qu’entretient l’architecture avec le monde, au risque de se tromper1. Ce risque importe : la critique défend l’idée qu’il existe des œuvres — et donc des pratiques — plus intéressantes que d’autres. Elle rapporte la valeur intrinsèque de cette architecture-là, à ce moment-là. C’est une évaluation, qui dépasse, certes, le fait de distribuer les bons ou les mauvais points, mais qui en accepte le jeu et affirme, et réaffirme au besoin, que tout ne se vaut pas. Cette prise de position ouvre alors l’espace d’un discours sur l’œuvre dans son extension.

Cette conception de la critique s’inscrit dans une tradition qui n’est pas celle de l’architecture, mais celle du cinéma. D’un certain cinéma, plus particulièrement, puisque celui de la Nouvelle Vague et des débuts des Cahiers. Ce moment critique, l’un des plus inventifs de la seconde moitié du vingtième siècle, porté par des figures comme André Bazin, François Truffaut, Éric Rohmer ou Jean Douchet, puis prolongé par leurs héritiers Serge Daney, Jean Narboni ou encore Louis Skorecki. Patrice Goulet, né en 1941, appartient à cette dernière génération et connait tout cela sur le bout des doigts. C’est un enfant du cinéma arrivé à l’architecture comme s’il avait pris un mauvais chemin.

Un soir de décembre 1961, au sortir de la cinémathèque, rue d’Ulm, il ouvre le numéro 126 des Cahiers du Cinéma. Une rétrospective sur le cinéma underground américain. Il vient de voir A Movie de Bruce Conner sur les conseils de Paul Virilio — un film de montage, des catastrophes en boucles, qui le marquera à vie. Le texte de Douchet sous les yeux, L’art d’aimer, il ne peut qu’adhérer, lui qui, étudiant aux Beaux-Arts, va contre sa passion première. Contre le cinéma, tout contre oui, quand une rencontre décisive avec Claude Parent lui fait prendre une autre direction.

Lucidité.

En mai 1965 Goulet découvre, stupéfait, Alphaville de Godard. Il s’arrête sur la scène des portes, comme tant d’autres, et y voit un moment passage entre cinéma et architecture : un couloir temporel ténu et fugace, alors il s’y engouffre. La fébrilité de l’agent Lemmy Caution qui vient de faire exploser la machine — tout se dérègle, même le film — et ouvre nerveusement chaque porte de ce couloir les refermant aussitôt, revolver, la main à la poche, laissant s’échapper des hommes titubants, agonisants. La répétition du geste, la poignée, les portes qui claquent au rythme d’un métronome infernal, et la voix off terrifiante citant Borges : Le temps est un fleuve qui m’entraîne…mais je suis le temps …c’est un tigre qui me déchire… mais je suis le tigre. Cette phrase, si belle, si terrible, est à l’origine de la conception critique de Goulet qui en fait du jour au lendemain son leitmotiv, sa garantie lucidité, son pouvoir de dire je

Les temps de production de ses objets étant comparables, l’architecture comme « le cinéma, suit l’air du temps, et suivant l’air du temps [elle] arrive parfois à le précéder.2 ». Cette plus ou moins synchronie des attentes sociétales et de la proposition architecturale est le sujet. Cette architecture est-elle à l’heure, un peu en avance ? Demain déjà sera-t-elle périmée ? Risque à prendre. Raconter le monde tel qu’il est dans l’instant, en saisir le mouvement, le flot de nouveauté. La critique comme une bouée, pour se laisser emporter et tenter de naviguer, mais jamais comme barrage, ils finissent toujours par céder3.

Pas de résistance donc ? D’engagement ? La critique est politique en ce sens qu’elle décrit une production politique : une œuvre d’architecture émanant d’une commande et prenant position, que ses auteur·ices le veuillent ou non, dans un cadre politique. Est-elle là, la politique des auteur·ices, ligne critique historique des Cahiers ? Souvent mal comprise ou simplifiée, celle-ci pose que l’auteur·ice d’un film n’est pas cellui qui apporte le scénario mais cellui qui le met en scène, et donne pouvoir de l’œuvre au montage et à ses techniques plutôt qu’à son script. Ses auteur·ices ne sont pas des démiurges mais des cinéastes « situé·es dans un rapport de force 4», ce sont des cinéastes en négociation avec la technique, et avec le système cinéma. À l’autre bout de la chaîne : une politique des œuvres, une politique du sensible, dont l’entrée se fait par l’émotion. Subjective, solitaire, intime.

Cette conception de la critique, qui remonte de la sensation du·de la spectateur·ice à l’art du·de la réalisateur·ice, est parfaitement décrite par Douchet. En quoi est-elle proche de celle de Goulet ? Partir du ressenti, de l’expérience commune, passive, pour décrire le film ou l’édifice précisément, comme l’objet technique qu’il est, puis commenter au plus près, en veillant à rester dans sa discipline. Important. Le registre critique est celui du spécifique, seule manière de s’adresser à l’autre. Devoir de clarté. Pas de citation. Parler avec ses mots, depuis son propre balcon. Pas une prétention mais une lucidité, une opportunité, peut-être même un espoir : « L’architecture : une goutte d’eau dans un océan de construction. Comment faire en sorte que cette goutte change la couleur de l’ensemble ? 5 » Petit, précis, contaminant.

Goulet a la hantise du texte lourd. Il se confie : « Écrire est si difficile et les textes sur l’architecture si souvent fastidieux, prétentieux, moralistes et doctrinaires6 ». Douchet dénonce l’extrapolation ou ce qu’il nomme le délire d’interprétation. Cellui qui instrumentalise l’œuvre pour servir un propos sort de la critique. Il faut « aller très loin », mais toujours « avec » le film, sans jamais lâcher ce qui vient directement de lui. « Inventer », oui, mais plutôt au sens de déployer au plus vaste, au plus sensible, au plus lisible ce qui est déjà là7 ». La recherche d’une écriture ou d’un langage qui permette de traduire l’expérience, l’obsession critique est là. Réception de la forme : être touché·e, le dire. « Par principe, j’aime mieux parler de ce que j’apprécie plutôt que de ce que je déteste8 », dit Goulet, « Quand j’attaque un film, je deviens grossier, vulgaire, sans arguments9 », dit Douchet.

Aimer est la règle.

Passions.

En 1965, quelques mois après Alphaville, sort un numéro spécial de la revue Aujourd’hui dédié à Le Corbusier, un des premiers dossiers de Goulet coréalisés avec Parent. Sur la couverture un dessin choisi par André Bloc, directeur de la publication : un poignard, un nuage, une étoile, et ces mots écrits à la main : « La vie est sans pitié », au-dessous une légende précise : « Mon blason vers 1920 ». Pour préparer ce dossier Goulet lit Vers une architecture ; c’est un choc. Un ensemble de textes et un titre fou : « Des yeux qui ne voient pas ». C’est ça : comment montrer ce qu’il faut voir ?

S’il trouve plus tard des éléments de réponse chez Daniel Arasse, dont il admire les travaux10, reste encore une histoire de portes. Serge Daney donne en effet une définition de la critique architecturalement métaphorée : « Choisir le cinéma d’un point de vue théorique, dit-il, c’est sans s’en rendre compte choisir une maison avec deux portes : une porte que tout le monde prend – et qu’il faut prendre, sinon on ne comprend rien au cinéma –, mais aussi une porte dérobée que prennent les gens qui demandent au cinéma des choses extravagantes11 ». Être critique, ce serait entrer par l’une et sortir par l’autre. La critique comme passage.

Le Daney tardif et passeur, quittant les Cahiers, écrivant dans Libé, et affirmant son je, est un modèle. Qu’il écrive sur le cinéma ou le tennis ses textes opèrent, dans une durée courte, ce changement d’état, cette transition. Grande porte petite porte, avant après. Ils sont libres, drôles, savants : ils ont le ton de l’amateur·ice. Dans Libé toujours, quelques années plus tard, Louis Skorecki devient le maître : « Son outrance et sa familiarité, dit Goulet, font passer ses jugements péremptoires. On s’amuse et on s’interroge. Cette stratégie lui permet de dire ce qu’habituellement on noie dans de longues phrases creuses12 ». Son écriture, son style : « Vitesse folle, concision suraiguë, haute-voltige, subjectivité outrée, jokes privées ou publiques. (…) Énumérations, questions, trios d’adjectifs ou de substantifs, noms propres (au besoin ridiculisés en noms communs : eastwooderie, briandepalmisation13…) ». Contagieux.

Séduction, oui, nécessairement, dans l’appel, dès le titre et avec l’idée que le texte s’adresse au plus grand nombre. Facile d’approche, ce qui est dit chacun·e aurait pu le voir. Le registre pour cela a toute son importance, la forme du texte. Daney met en scène des dialogues entre le film et lui-même, Skorecki multiplie les tentatives dans ses chroniques quotidiennes : bavardages, anecdotes, répliques, vaudevilles, rumeurs, parodies et autoparodies14…. Pour la monographie de Jean Nouvel en 1987, Goulet reprend la leçon du Hitchcock de Truffaut15 : on ne va au bout du texte/film que s’il y a du suspense. Vingt ans plus tard, pour l’introduction du catalogue de la première exposition de la Cité de l’Architecture à Chaillot, il reprend le dispositif daneyen — à moins qu’ardissonnien, de l’auto-interview. Avant/Après : Architectures au fil du temps. La cinémathèque déménage à Bercy et laisse place à l’archi. L’image en couverture montre Harold Lloyd suspendu aux aiguilles d’une horloge à 20 mètres au-dessus de la rue dans une scène mémorable de Safety Last !. L’expo propose 150 mini-films d’architecture, projetés en même temps, sur 24 écrans géants disposés en zigzag. En hommage à la mémoire du lieu et à Henri Langlois son fondateur, Goulet insère subrepticement, rétro-hacking, des extraits des films de sa collection entre deux montages.

Reste que la critique n’est pas pur exercice formel, elle est aussi archive légère et instantanée de son objet. Goulet partage sur ce point avec Reyner Banham — dont il est l’un des récepteurs français — une conception de la critique comme histoire du présent immédiat. Chez Skorecki idem : « le généalogiste relèvera ici un lexique très touffu du pré (inaugural, prémonitoire, primitif…) et du post (obsolète, démodé, posthume…). Fera deux colonnes, à gauche les précurseurs, à droite les émules. S’étonnera d’une pareille obsession pour l’âge, les dates, les filiations16 ». Des histoires de familles donc, des histoires de passions.

Les passions, pour Goulet, sont nombreuses et dépareillées. Elles ne constituent un ensemble que parce que passions. Les grandes figures des années 1980 que sont Jean Nouvel, Rem Koolhaas, Zaha Hadid, Coop Himmelblau, Frank Gehry, et l’intérêt de leurs premiers travaux saisis dans l’instant, bien avant la grande démesure des années 2000. La bande de l’IFA, son pool, architectes hybrides ou faces B : les Seigneur, les Hondelatte, les Barto, les Fuksas, les Deslaugiers, les Bagot… Et puis Soler, Perraud, Jourda et Perraudin, Lacaton et Vassal… L’Angleterre de Stirling et aussi du high-tech. Le Japon post-métaboliste, le Japon du chaos : Shinohara, Hasegawa, Ito, Sakamoto, Yamamoto, Takamatsu et Team Zoo. Autant de découvertes et d’urgences à écrire, à montrer. Pour soi d’abord, absolument, car la critique, si elle est passage, reste non obligée. « Le pire du pire, dit Skorecki, c’est nous. Quand un critique de cinéma, pour bien rendre compte de l’émotion qui l’envahit, choisit de dire « nous », c’est foutu17 ». Pas de mission donc, de consensus ou d’approbation. Garder sa position. La passion étant exclusive, son expression pudique ou sauvage, jamais médiane, sinon quoi ?

Plaisir simple de prolonger l’œuvre avec des mots, la critique traite de ce qui est et s’empêche d’aller vers ce qui devrait être. Chaque fois, une histoire singulière, une rencontre, pour une liste à la Prévert : une boîte noire dont le profil joue avec la ligne d’horizon, une arche de Noé pour que des oiseaux puissent avoir une deuxième vie, une station tramway aussi belle qu’une forêt d’émeraudes, une maison dont le toit se confond avec la mer, une école maternelle mimant la montagne voisine18… Devrait-elle nourrir plus d’ambition ? Devrait-elle distiller ses leçons ? Est-elle le lieu de la morale ? Bazin le pense, Skorecki non. Daney conclut simplement : « Pour moi la seule morale, c’est qu’est-ce qu’on fait de son amour, qu’est-ce que ça donne comme texte.19 »

Aimer est la règle.

  1. Je reprends ici à mon compte le propos du critique de cinéma Emmanuel Burdeau — qui lui-même reprenait celui de Serge Daney — tenu dans l’épisode 5 de la série d’émissions « Penser les images » de France Culture, du 19 mai 2023 : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/par-les-temps-qui-courent/emmanuel-burdeau-etre-critique-c-est-penser-le-rapport-que-le-cinema-entretient-avec-le-monde-8132749 . ↩︎
  2. Burdeau, Emmanuel. 23 mai 2023. « Être critique, c’est penser le rapport qu’entretient le cinéma avec le monde ». Penser les images. Episode 5. France Culture. ↩︎
  3. Citation exacte : « on passe beaucoup trop de temps à élever des barrages, or les barrages finissent toujours par craquer ». Goulet, Patrice. 2007. « On n’y voit rien ». Avant/Après : Architectures au fil du temps. Actes Sud, Cité de l’Architecture et du Patrimoine. P.18. ↩︎
  4. Daney, Serge. 2003 (1987). « Entretien avec Jean Douchet par Serge Daney et Jean Narboni ». Jean Douchet, L’art d’aimer. Petite bibliothèque des Cahiers du Cinéma. P.17. ↩︎
  5. Goulet, Patrice. 1989. « La levure et les épices ». Temps sauvage et incertain. Éditions du demi-cercle. P.44. ↩︎
  6. Goulet, Patrice. « On n’y voit rien ». Avant/Après : Architectures au fil du temps. Op. Cit. P.11. ↩︎
  7. Frodon, Jean-Michel. 17 janvier 2020. La critique selon Jean Douchet. AOC. Voir : https://aoc.media/critique/2020/01/16/la-critique-selon-jean-douchet-1929-2019/. ↩︎
  8. Goulet, Patrice. « On n’y voit rien ». Avant/Après : Architectures au fil du temps. Op. Cit. P.16. ↩︎
  9. Douchet, Jean. « Entretien avec Jean Douchet par Serge Daney et Jean Narboni ». Jean Douchet, L’art d’aimer. Op. Cit. P.19. ↩︎
  10. Voir : Arasse, Daniel. 1992. Le Détail. Pour une histoire rapprochée de la peinture. Paris : Flammarion. Et bien sûr : Arasse, Daniel. 2000. On n’y voit rien !. Paris : Gallimard. ↩︎
  11. Daney, Serge. 1999. Itinéraire d’un ciné-fils. Editions Jean Michel Place. P.68. ↩︎
  12. Goulet, Patrice. « On n’y voit rien ». Avant/Après : Architectures au fil du temps. Op. Cit. P.11. ↩︎
  13. Burdeau, Emmanuel. 2003. « Louis et nous Skorecki coupé en six ». Vacarme, n° 22(1). Pp. 84-88. Voir : https://doi.org/10.3917/vaca.022.0084. ↩︎
  14. Burdeau, Emmanuel. « Louis et nous Skorecki coupé en six ». Op. Cit. ↩︎
  15. Goulet, Patrice. 1987. Jean Nouvel. P. Electa Moniteur. / Truffaut, François et Helen Scott. 1966. Hitchcock / Truffaut. Paris : Robert Lafont. ↩︎
  16. Burdeau, Emmanuel. « Louis et nous Skorecki coupé en six ». Op. Cit. ↩︎
  17. Skorecki, Louis. 2000. Les violons ont toujours raison. PUF. Cité dans la préface de Paul Audi, p. 11. ↩︎
  18. Goulet, Patrice. « On n’y voit rien ». Avant/Après : Architectures au fil du temps. Op. Cit. P.40. ↩︎
  19. Daney, Serge. 17 mai 1981. Emission Le cinéma des cinéastes de Claude-Jean Philippe. France Culture. ↩︎
Extraits du film de Jean-Luc Godard, Alphaville, sorti en 1965. © 1965 STUDIOCANAL – Filmstudio 
Extraits du film de Jean-Luc Godard, Alphaville, sorti en 1965. © 1965 STUDIOCANAL – Filmstudio