Tim Benton est professeur en histoire de l’art émérite à l’Open University en Angleterre. Son ouvrage Le Corbusier conférencier a reçu le Grand Prix du livre de l’Académie de l’Architecture. Le livre LC Foto Le Corbusier photographer développe ses recherches sur la photographie. Pendant sept ans, il a contribué à la restauration et présentation de la Villa E-1027 à Roquebrune-Cap-Martin (★★★)
Pour la plupart d’entre nous, les vacances en bord de mer sont un moment de convivialité, que ce soit en famille, avec des ami·es, voire même dans un club. Le plaisir des activités balnéaires – nager, se dorer au soleil, se détendre et manger – est généralement lié au sentiment d’amitié. Mais, pour les artistes, le spectacle de la mer a souvent été une source d’inspiration, une découverte, une incitation au travail. Le travail d’Eugène Delacroix, Paul Klee et Henri Matisse a été stimulé par la luminosité des couleurs, la nature et l’exotisme des deux rives de la Méditerranée. Quant à Le Corbusier, ce fut non seulement une transformation de sa pratique en qualité de peintre, mais une véritable redécouverte des formes et matières naturelles qui se manifesta, à partir de 1929, non seulement dans sa peinture mais également dans son architecture.
Quand le jeune Charles-Edouard Jeanneret arriva pour la première fois au bord de la Méditerranée, en 1911, il ne savait pas nager. À partir de 1926, quand il commença à passer ses vacances estivales, chaque année pendant 10 ans, sur un coin de terre entre le bassin d’Arcachon et l’océan Atlantique, nager devint une obsession et les lettres à sa mère sont pleines de récits détaillés de ses « nages homériques ». Formé à La Chaux-de-Fonds pour étudier la nature et en tirer des motifs décoratifs, dans une tradition « Arts and Crafts », il s’était progressivement orienté vers une géométrie pure et à l’analogie aux formes mécaniques dans son architecture. Ses peintures puristes, conçues avec Amédée Ozenfant, étaient inspirées par des objets ordinaires du quotidien, produits industriellement, combinés avec des formes géométriques et une palette de couleurs restreinte. Cependant, à partir de 1926, ses peintures sont devenues progressivement plus colorées, avec l’apparition des « objets à réaction poétique » qu’il a commencé à collectionner : des coquillages, des morceaux de bois flotté, des pignes de pin, des os et des cailloux aux formes bizarres, qui ont acquis des significations symboliques et souvent de caractère sexuel à partir de 1928. Les fameuses huîtres du bassin d’Arcachon apparaissent souvent dans ses peintures. Ces objets de type naturel, associés aux paysages et aux nus, ont symbolisé la représentation des plaisirs du bord de mer.
Le Corbusier et sa compagne Yvonne ont séjourné chez la famille Vidal dans le petit hameau appelé Le Piquey. C’est auprès de cette famille élargie issue de la classe ouvrière qu’iels se sentaient à leur aise. Le Corbusier commença à parler en des termes idylliques de cette vie simple centrée sur le travail, la conversation et la cuisine. Il dessinait les pêcheurs et leurs barques, les ramasseuses d’huîtres à l’œuvre et les bûcherons travaillant dans les forêts de pins de la côte atlantique. Par ailleurs, inspiré par un grand voyage à travers l’Espagne jusqu’au Maroc, il se met à avoir une vision critique de la « civilisation » par rapport aux pratiques ancestrales et aux produits de la paysannerie et de la pêche.
Il décrit en 1928 la construction des maisons de pêcheurs dans les forêts de pins du bassin d’Arcachon, qui fait écho au texte d’une conférence de 1910 d’Adolf Loos que Jean Badovici avait publié en 1923 dans le numéro automne-hiver de la Revue l’Architecture Vivante. Loos y décrivait la construction d’une maison de paysans parfaitement adaptée aux besoins de son propriétaire et en complète harmonie avec le paysage. Une villa d’architecte, disait-il, ne serait pas à sa place et détruirait le paysage. Il en concluait que les architectes ne devraient pas dessiner les objets usuels ou les maisons à vivre. Pour Le Corbusier, les maisons de pêcheurs, construites « sur un sol qui n’est pas à eux », avec des matériaux de proximité, étaient plus que des maisons, c’était de véritables « palais ». Il se représentait le bord de mer comme un Eden inaltéré, et il fut dégoûté de voir les villages se remplir soudainement de maisons de vacances construites dans un style « basque », après la construction en 1929 d’une route reliant l’isthme à l’ouest du bassin d’Arcachon.
Déçu par le bassin d’Arcachon, Le Corbusier découvrit un nouvel Eden à Roquebrune-Cap-Martin, non loin de Monte-Carlo où était née Yvonne. Ce fut à l’occasion d’une invitation de son ami Jean Badovici à lui rendre visite à la Villa E-1027 – villa construite en 1929 par la designeuse irlandaise Eileen Gray aidée de Badovici. Parmi les invité·es de Badovici se trouvait le poète et professeur breton Pierre Gueguen, qui laissa une trace de l’événement :
« Roquebrune paradis terrestre avec toi comme beau Serpent, qui salpète du feu ! Il est dommage que l’Adam Corbu ait abusé du bain de soleil non garanti du Père Eternel, il va mieux mais c’est lent. Eve se porte très bien qu’il s’agisse de Mado ou d’Yvonne […] Tu nous as fait profiter du palais blanc au bord de la mer, de papier de soie et de toutes sortes de gentillesses ».1
Dans les faits, Le Corbusier a été assez malade après cette visite, son état étant aggravé par une dépression sérieuse liée à sa situation professionnelle à Paris. Ses projets pour l’Exposition universelle de 1937 ayant été rejetés à plusieurs reprises, il s’est trouvé entrainé dans une collaboration avec un groupe de jeunes architectes communistes, chapeauté par son cousin et associé Pierre Jeanneret, et par sa compagne d’alors, Charlotte Perriand. Le Corbusier est retourné dans la villa pendant 4 jours en avril 1938, et de nouveau en 1939. Il trouvait dans E 1027 le mélange harmonieux entre une vie de simplicité et l’architecture moderne, il a pris des centaines de photos des vagues sur les rochers, des plantes et des « objets à réaction poétique ».
Toutefois, en 1949, la proximité de Le Corbusier avec son ami Jean Badovici s’est trouvée rompue par une querelle déplaisante, provoquée en partie par les peintures murales que Badovici l’avait encouragé à réaliser dans la villa. Par chance, un artisan niçois, Thomas Rebutato, avait acheté le terrain voisin et décidé d’y ouvrir un restaurant de poisson et un bar casse-croûte. Le Corbusier y a retrouvé l’ambiance qui l’avait enchantée au Piquey. Les pêcheurs locaux, les campeurs de passage et les contrebandiers partageaient la minuscule terrasse avec les gendarmes de la police maritime. Le Corbusier y est retourné en 1950 et 1951, en qualité de locataire de logements voisins ★
« Nous pensons tous deux que « l’Etoile de mer » est un des coins les plus magnifiques de la Côte et nous avons gardé de notre séjour un excellent souvenir ».2
Pendant l’hiver 1951, il fait l’esquisse d’une « cabane », parfaitement dessinée à l’échelle de son nouveau Modulor, un système de dimensions proportionnelles, qui fut préfabriquée par un charpentier corse en 1952. Le Corbusier est venu au Cabanon chaque année jusqu’à sa mort, et souvent plus d’une fois dans l’année.
Il écrivit à sa mère :
« J’ai fait construire une chambre adorable de trois mètres soixante six x trois soixante six (Modulor) à côté de la baraque d’Eternit de Roberto à l’Étoile de Mer. Nous y serons début août ». 3
Il affirma que le cabanon avait été dessiné pour Yvonne, dont il ne cessait de chanter les louanges. Voici comment il envisageait que la vie serait pour Yvonne, seule dans le cabanon, alors qu’il s’était absenté pour Venise :
« Alors, tu vas rester seule à Roquebrune ; sais-tu que je t’envie de demeurer dans cette cagna ravissante où tout est neuf et peinturluré. Et sans aspirateur ni patte à poussière ! Et tu vois depuis ton lit le rocher de Monaco. Et devant, tu trempes tes pieds dans la Méditerranée, et dedans tu trempes tes lèvres dans un pastis bien tassé ! Alors passe encore de belles journées dans ce Midigue si sympathique […] ». 4
Décrivant l’atmosphère à l’Étoile de mer, il fait référence à ses peintures murales et aux dessins de facture primitive de Thomas Rebutato :
« Toute l’ambiance est d’une pureté totale : la treille la peinture murale de Corbu, et la salle du bistrot peinte par Robert (ancien plombier). Il n’y a pas une fausse note. Tout est naturel, sain, honnête et extraordinairement intelligent. Je ne puis plus supporter les ébats bourgeois, leurs propos ». 5
Le contexte social constituait un point important, de même qu’il l’avait été au Piquey, mais ce n’était d’aucune manière du repos. Beaucoup des projets d’après-guerre de Le Corbusier trouvent leurs origines dans des esquisses dessinées sur une simple table sous le caroubier.
« [J’ai] travaillé ici comme un forçat (MAIS à l’abri du téléphone, du courrier et des visiteurs). Adorable ici. Summum du confort. Mon atelier mesure exactement 1,85 x 3,80 à l’extérieur, se foutant du modulor ! Mais là-dedans, c’est très bien ». 6
Ce travail intellectuel n’était pas directement influencé par la simplicité de son environnement et le contact avec la nature. Par exemple, le Pavillon dessiné pour Heidi Weber à Zurich consistait en un assemblage d’éléments en acier préfabriqués reliés par un réseau de fins éléments en acier en forme de L. Il fut construit après sa mort par deux de ses collaborateurs, dont Robert Rebutato, le fils de Thomas ; il est maintenant connu sous le nom de Pavillon Le Corbusier. C’est le caractère paisible et tranquille de la vie à Roquebrune qui a permis à Le Corbusier de créer.
Il aimait dire que ses ancêtres étaient des Cathares du Languedoc qui s’étaient enfuis en Suisse pour échapper aux persécutions. Son « voyage en Orient » en 1911 l’avait déjà conduit en Italie, en Turquie et en Grèce. Pour lui, le bord de mer représentait un pas de côté par rapport à la « civilisation » urbaine, avec ses intrigues et ses fausses valeurs, et lui permettait d’entrer en contact avec de « vrais » gens – pêcheurs et paysans – et leur environnement propre. Il existait assurément une convivialité, avec le partage de nourriture et de boisson, mais aussi une intimité et une tranquillité qui lui étaient nécessaires pour travailler. Assis devant une simple table en bois sous le caroubier, face à la mer, il travaillait à son architecture ou à ses textes. Il combine à la perfection le mélange du social et du privé, du turbulent et de l’intellectuel ★
- Lettre de Pierre Gueguen à Jean Badovici, 14 avril 1937. Institut de Recherche Getty. ↩︎
- Lettre à Thomas Rebutato, 2 septembre 1951. FLC M2(9) 1140. ↩︎
- Lettre à Thomas Rebutato, 2 septembre 1951. FLC M2(9) 1140. ↩︎
- Lettre de Le Corbusier à Yvonne, 21 Septembre 1952. FLC. ↩︎
- Lettre de Le Corbusier à sa mère, 9 août 1955. FLC. ↩︎
- Lettre de Le Corbusier à M. Duval, 21 avril 1955. FLC. ↩︎
Article publié dans le cadre d’un partenariat avec « La balnéaire ». L’exposition et la publication « La balnéaire » sont créées par Milena Charbit et l’agence d’architecture et d’urbanisme Concorde avec l’association Eileen Gray.Etoile de mer.Le Corbusier et le Centre des Monuments historique en partenariat avec Plan libre / Maison de l’architecture Occitanie-Pyrénées et le Fonds de dotation Quartus pour l’architecture.