Refunc est un collectif engagé dans des projets d’architecture, de design, d’espaces publics, où iels manipulent, interprètent, réécrivent. Peter Zuiderwijk est un designer néerlandais. Il collabore avec Collective Works et ConstructLab, et est spécialisé dans les projets axés sur la communauté, mêlant architecture, art et design. Will Boase est écrivain, chercheur et photographe. Il s’intéresse au devenir digital des images.
Le paradoxe de l’impermanence
Dans le domaine de l’architecture, la poursuite de l’ingéniosité et du réemploi est un récit de longue date. Qu’il s’agisse des pratiques de recyclage, de la conscience environnementale ou de la gestion prudente des matériaux, on a souvent l’impression qu’il s’agit d’un voyage difficile qui continue malgré les transformations qui s’opèrent autour de nous. Pourtant, alors que le paysage architectural évolue, certains éléments restent constants. Les gratte-ciel et les « structures éternelles » dominent toujours les grandes histoires, mais la question demeure : dans quelle mesure inspirent-iels réellement notre façon de penser les lieux que nous habitons ? Dans ce contexte, les projets de Refunc peuvent sembler être des cailloux sur la plage (FIG.1). Pourtant, par son approche, Refunc contribue peut-être à un changement fondamental dans la manière dont nous nous considérons notre environnement. Il ne s’agit pas de donner des exemples rigides, mais de susciter un mode de pensée.
L’inutilité comme point de départ
Le terme « inutile » prend une toute nouvelle signification lorsqu’on le considère à travers le prisme des principes que Refunc a adoptés dès le début de leur pratique. Il nous oblige à nous interroger sur les raisons intrinsèques pour lesquelles nous construisons toute chose. Est-ce pour fabriquer des objets qui durent éternellement, ou pour trouver de nouvelles façons, intelligentes, de construire dans un monde où il n’y a que peu de choses ? S’agit-il d’une lutte contre le temps ou d’un moyen de travailler avec lui ? L’« inutilité » de Refunc n’est pas une capitulation. Il s’agit de remettre en question les notions de préfabrication et de comprendre le potentiel brut des matériaux (non) conventionnels (FIG.2). Refunc remet en question le cycle qui consiste à construire pour toujours, à démolir et à reconstruire, indéfiniment. Ils adoptent l’impermanence, non pas parce que c’est facile, mais parce qu’elle ouvre des possibilités (FIG.3).
Chercher de mauvaises réponses
Les réponses que nous obtenons dépendent des questions que nous posons, et dès l’enfance, on nous apprend qu’il n’y a pas que les réponses qui peuvent être bonnes ou mauvaises ; il y a aussi les bonnes et les mauvaises questions.
Nous apprenons que les objets ont une utilité et qu’utiliser un objet dans un autre but que celui pour lequel il a été conçu revient à l’utiliser à mauvais escient. Le langage codifie cela — derrière les noms des objets s’exprime l’intention de leur fabricant, plutôt que le potentiel de l’objet décrit. Si l’humanité est le fruit d’une collaboration entre la parole, l’intention et la matière, une fois nommés, ces objets — fabriqués par des personnes que nous ne connaissons pas — sont liés à des objectifs de performance et sont naturellement mis au rebut, soit lorsque ces objectifs sont atteints ou que l’objet n’est plus fonctionnel. Ainsi, lorsque nous parlons de notre monde, les noms des objets deviennent plus que de simples descriptions ; ils fixent également des limites, qui définissent ce qui est juste et ce qui ne l’est pas.
Refunc refuse les lectures binaires et linéaires de la fonctionnalité, abandonnant le credo consumériste selon lequel les produits doivent résoudre certains problèmes, et privilégiant plutôt une approche qui commence par l’examen d’un matériau et de son potentiel (FIG.4). À la recherche de mauvaises réponses, de nouveaux mots émergent et sont mis à l’épreuve, leurs fonctions sont testées pour voir à quelles questions ces nouveaux mots pourraient apporter des solutions. Les résultats obtenus sont ensuite inversés pour créer des formes dont les fonctions n’auraient jamais été décrites si elles avaient été définies dans un référentiel sémantique commun. Dans ce paradigme, la finalité des objets s’estompe, permettant aux matériaux de révéler des potentiels nouveaux et surprenants. La seule limite est la capacité d’imaginer les possibles que ces potentiels révèlent (FIG.5).
Dépasser une attente contractuelle
Lorsque le mot « chaise » est prononcé, il est très facile d’imaginer différents sièges, mais beaucoup plus difficile d’imaginer quoi que ce soit d’autre que s’asseoir. Mais imaginons un instant que nous ne connaissions pas le mot « chaise », ni dans sa référence à l’objet, ni à son objectif. Que verrions-nous alors ? Au lieu que la forme exprime la fonction, l’inverse se produit. Ce qui se trouve devant nous est un ensemble de matériaux différents, tous dotés de propriétés distinctes, à partir desquels il est possible de fabriquer pratiquement n’importe quoi. En l’absence de description correcte, une chaise n’en est pas moins une chaise. Elle reste présente en tant qu’ensemble de possibles — ce qui est absent en revanche, c’est la reconnaissance de sa finalité, et donc l’attente contractuelle projetée sur l’objet. Tous les possibles sont brusquement libérés et la signification du matériau « chaise » devient un examen de ses propriétés physiques. Qu’est-ce qu’une chaise ? C’est un matériau bon marché, durable, rigide et largement disponible. Tout le reste n’est que projection.
Au fond, le travail de Refunc consiste à essayer d’utiliser les mauvais mots pour décrire les choses, et ce, même si le résultat qui en découle est un non-sens, même si ces mots ne sont faits que des voyelles glottales désarticulées des premières tentatives d’élocution d’un·e enfant. Ces sons sont le début du processus, une main qui frappe en cherchant une autre. Le mot est répété, frappé d’avant en arrière, torturé, plié et poussé. Des prototypes sont fabriqués et rejetés, fabriqués et renversés (FIG.6).
Formuler l’imaginé
Dans la même logique, Refunc questionne les mots et le vocabulaire du réemploi. S’il s’agit d’adopter une nouvelle manière de regarder, peut-être que les mots existants ne sont pas satisfaisants. Entre tentatives de définitions et dérives narratives dans la pratique des réemployeur·euses de Refunc, les notions développées ici sont extraites d’un travail éditorial en cours pour mettre en mots, les attitudes, les gestes, les possibles interprétations des ressources communes. Les quelques fragments sélectionnés ainsi composés invitent, de la même manière que Refunc procède avec les objets, à les compléter, à interpréter, à la réécriture, la recomposition sans rien laisser de côté, mais en gardant à l’esprit que nous sommes en train d’écrire aujourd’hui la vie d’après.
C
CHANGEMENT DE PNEUS Tout commence en donnant aux enfants de quoi nettoyer la zone des pneus laissés à l’abandon. Rassembler, déplacer et apporter sont des étapes cruciales pour lancer la conception collaborative d’un projet. Lorsque tout le monde participe à la mise en place du projet, les gens commencent à comprendre la valeur et le potentiel du matériau, apparemment inutile. Et lorsque le travail commence, un certain état d’esprit s’est déjà installé. Dès les premières étapes de conception, les gens sont souvent surpris par ce qui est vraiment réalisable (FIG.7).
CONCEVEZ VOS DÉCHETS Au lieu de réfléchir a posteriori au devenir des déchets, considérons la forme des déchets comme point de départ. Imaginez que chaque objet soit son futur déchet. De quelle manière cette perspective influence-t-elle la conception ? (FIG.14)
D
DÉJUNKIFIER Déconstruire la tyrannie de la catégorisation et libérer le potentiel caché des objets du quotidien. Réécrire le récit de ce qui a de la valeur et voir l’univers dans ce qui est mis au rebut (FIG.8).
E
EFFORT DE RECYCLAGE Voir le potentiel des « rejets ».
EXTENSION DE LA DUREÉ DE VIE ÉCONOMIQUE Stratégie visant à prolonger l’utilité d’objets de design, en tenant compte de leurs fonctions préalable et postérieures à l’utilisation prévue. Cela comprend la réutilisation des objets, la reconnaissance de leurs fonctions passées, présentes et futures, et la considération de l’éventualité de leur réutilisation (FIG.9).
F
FONCTIONNALISER Prenons un vieux tabouret et un réfrigérateur. En plaçant l’un sur l’autre, cela devient une assise de bar (ou un bar à s’asseoir). La fonction n’est pas prédéterminée ; quelque chose a d’abord été créé, puis son but s’est révélé — une fonction qui ne préexistait pas.
FRANKENSTEIN FONCTIONNEL Une table fabriquée à partir de deux chaises.
H
HABITER LE MINUSCULE 1. Occuper une merveille architecturale… avec un réservoir, des rangements en plus, un appartement de secours, de nombreuses valises et mettre le tout dans une camionnette remplie d’affaires. N’apportez pas de cadeaux, s’il vous plaît — je ne saurais où les mettre.
HABITER LE MINUSCULE 2. Vivre dans un espace réduit signifie apprendre, à ses dépens, que chaque chose a sa place. Comprendre où vont les choses, cuisiner et manger avec une seule cuillère et une seule assiette (même lorsque des ami·es viennent à la maison), planifier la construction de toilettes et d’une douche mais ne jamais le faire, et préférer continuer à dépendre des installations de ses voisin·es.
HABITER LE MINUSCULE 3. S’interroger sur l’intimité — qu’est-ce que l’espace personnel et de combien d’espace a-t-on vraiment besoin ? Vivre dans une configuration unique donne lieu à des discussions intéressantes, mais entraîne aussi la visite nocturne de personnes curieuses (ou enivrées). Se confronter quotidiennement à la météo, aux nuisibles, aux moments difficiles. Profiter des moments qui semblent parfaits (pour recharger les batteries)(FIG.10).
L
LUEUR D’ESPOIR POUR LES ORDURES Recycler consiste essentiellement à « détruire ». Pourquoi s’évertuer à recycler alors qu’il suffit parfois de nettoyer ? Ou peut-être faut-il redéfinir un matériau. Peut-être faut-il le considérer sous un nouvel angle. Peut-être faut-il ignorer sa fonction d’origine.
M
MASSE La masse de la Terre est de 5,9736 x 1024 kg. Puisque c’est un grand nombre, écrivons-le en entier : 5 973 600 000 000 000 000 000 000 kg. On peut également dire que la masse de la Terre est de 5,9 sextillions de tonnes. La biomasse totale de la planète Terre équivaut à environ 545,8 gigatonnes soit 545 800 000 000 000 kg. Sur ce total, les plantes représentent 82,4 % et, les bactéries, étonnamment, représentent 12,8 %. Les animaux ne représentent que 0,47 %. Plus remarquable encore, les humains ne représentent que 0,01 % de l’ensemble de la biomasse sur Terre.
MA CHAISE… Le design de ma chaise n’est pas convaincant ? Pas de problème ! Construisez la chaise de vos rêves ou trouvez-en une autre. Je ne vise pas le trône ultime, je m’intéresse simplement à l’idée de base d’une chaise (FIG.11).
O
… OU LA CHAISE ? Pour créer une chaise de qualité, il faut d’abord connaître les matériaux utilisés. Les qualités ergonomiques apparaissent naturellement lorsque l’on conçoit une chaise en tenant compte des forces et des limites du bois, du métal ou du tissu choisi. Il faut laisser les matériaux guider les idées initiales, puis les mettre à l’épreuve. En affinant, mesurant et mesurant à nouveau, on atteint un niveau de précision qui permet de se concentrer sur les détails, d’intégrer des aspects spécifiques : un modèle de boulon à tête fraisée parfaitement exécuté ou une routine simplifiée pour l’assemblage optimisé de La chaise.
P
PRÉGARDISME Les choses et les idées ennuyeuses, épargnées par les tendances et obstinément démodées, reviennent en boucle pour devenir étonnamment nouvelles, devançant même l’avant-garde (FIG.13).
R
RAFISTOLER Au départ, il n’y a souvent pas de but ou d’objectif précis. Ce qui compte, c’est le plaisir de l’exploration et de l’expérimentation ludique. Mais au fur et à mesure que l’on bricole, l’apprentissage émerge souvent des créations elles-mêmes.
RENVERSER LE SCÉNARIO Rechercher des aspects non conventionnels. Avoir la capacité de reconnaître quelque chose de nouveau dans une forme familière (FIG.12).
U
UN FAUTEUIL EN AMIANTE ET UNE TABLE BASSE RADIOACTIVE POUR ENGAGER LA CONVERSATION… Que peut-on faire des matériaux dangereux dans un monde hyper-dépendant des ressources ? Des combinaisons spatiales ignifugées tissées à partir de fibres d’amiante ? Des routes auto-éclairantes alimentées par des déchets radioactifs ? Des bunkers en béton résistant au feu renforcés d’amiante ? Des diamants nucléaires extraits de restes radioactifs ? Des stations de recharge de batteries radioactives auto-alimentées dans des lieux isolés ? Lancement de matériaux radioactifs pour des pluies de météorites artificielles ?
UPCYCLING INCEPTION Fabriquer une chaise à partir d’un pneu, c’est du design. Faire un pneu à partir d’une chaise, c’est de l’art. Mais qu’est-ce que c’est, si on fabrique une chaise à partir d’un pneu fabriqué à partir de chaises ? (FIG.15) ★
Introduction rédigée par Refunc, Peter Zuiderwijk et Will Boase. Lexique rédigé par Peter Zuiderwijk et Refunc. Traduction de l’anglais : Joanne Pouzenc.