Assembler le radeau

En considérant l’histoire académique de l’architecture, une peinture sert toujours d’argument d’autorité pour expliciter un courant, un moment. En un coup d’œil, la peinture résume. Elle dépasse son contexte d’émergence et devient ce que d’aucuns en veulent. L’historiographie apprécie ces accointances géné- rationnelles entre les architectes et les peintres. Les travaux y deviennent les témoins d’une affinité tant amicale, théorique et sociale. L’effet de loupe d’un détail ignoré, d’une anecdote, prend alors la vigueur de tout ce qui passe à travers cette appropriation. Inaugurant les catalogues des expositions marquantes, ces reproductions convoquent de nouveaux imaginaires, souvent en réaction à la période précédente. Les formats et la facture des tableaux disparaissent. Seule demeure une petite vignette. Elle illustre les propos de l’auteur·ice et donne une clé de lecture aux projets de la publication qu’elle précède.

Un combine painting de Robert Rauschenberg, amalgame pop-art de fragments épars de toutes choses, introduit De l’ambiguïté en architecture de Robert Venturi. Plus froides, trois lignes noires sur le fond blanc d’un chassis losange de Piet Mondrian signifient l’attrait géométrico-linguistique des New-York Five Architects. Dix ans plus tard, rouge et jaune, une peinture suprématiste de Kasimir Malevitch annonce le tournant déconstructiviste. La proximité formelle entre la peinture et ses dérivés architecturaux est ici évidente. Les volumes courbes des Joyeuses Commères de Windsor de Man Ray placent les architectures numériques, dites non-standards, dans une filiation beaux-arts. En convoquant la quiétude des maisons californiennes et la solitude des personnages de David Hockney, les architectes d’OFFICE Kersten Geers David Van Severen profitent des derniers moments doux et inquiets du 20e siècle. Les peintures de David Hockney découpées et étoilées en mille fragments sont devenues en ce début du 21e siècle le signe d’une architecture maniériste qui se raccroche à la peinture, à la quiétude des maisons californiennes, à la solitude des personnages, des plantes et des choses.

Notre peinture, presque une installation, presque une figuration à échelle 1, est d’une dimension à la hauteur de l’urgence. En le·la plongeant dans la scène, elle responsabilise son·sa spectateur·ice. 35 m2 de masses sombres et de lueurs parsemées constituent Le Radeau de la Méduse de Théodore Géricault. Si le vaisseau a coulé, les restes agencés de celui-ci offrent une survie possible. De cette toile, Sébastien Martinez-Barat déploie la figure du radeau comme un concept opérant pour nos pratiques. La discussion avec Patrick Boucheron convoque des imaginaires médiévaux et contemporains à même d’apprécier notre condition et la posture héroïque de certain·es. Dans cette même optique, Patrice Goulet retrace en 1990 l’émergence d’une culture de projet spécifique à la réhabilitation. Sont réunies des pratiques actuelles comme celles du Studio ACTE, de Refunc, ou de Sarah Nichols et de Marion Moutal, qui s’engagent, par la maîtrise des filières et des assemblages, des démarches de réemploi, vers un horizon esthétique incertain, peut-être nouveau, qui renoue de façon explicite avec le politique. Pour le dire avec Patrick Boucheron, il existe « une résistance obstinée de la vie même ».★

MBL Architectes

 

L’allégorie du radeau par Sébastien Martinez-Barat • Cette résistance obstinée de la vie même, entretien avec Patrick Boucheron • La troisième génération ou le retour à la parole par Patrice Goulet • Manifeste pour une architecture des restes par Studio ACTE • Le langage des objets par Refunc, Peter Zuiderwijk et Will Boase • À propos de la muabilité des matériaux par Sarah Nichols et Marion Moutal