Étonner la catastrophe

« Tenter, braver, persister, persévérer, être fidèle à soi-même, prendre corps à corps le destin, étonner la catastrophe par le peu de peur qu’elle nous fait, tantôt affronter la puissance injuste, tantôt insulter la victoire ivre, tenir bon, tenir tête ». Lorsque Victor Hugo écrit ces mots optimistes, il célèbre la vigueur de Paris et de son peuple bouleversé par l’avènement de l’ère industrielle. Au-delà de la démographie des exodes ruraux, les changements à l’œuvre sont radicaux, rapides et profonds. Ils infusent les structures sociales et économiques et reconfigurent les valeurs morales. Étonner la catastrophe : l’expression trouve aujourd’hui un écho inattendu, portée par des nouveaux augures. L’historien Patrick Boucheron et la philosophe Cynthia Fleury la convoquent pour mieux préciser que désormais, les catastrophes sont notre condition, un état de fait. Iels nous incitent à sortir du désarroi, de la stupeur et de l’inaction pour penser un futur possible. Puisque la catastrophe est là, exécutée sans grand bruit. Puisque les sociétés humaines sont parvenues à peser sur l’écriture géologique de la terre. Il nous appartient alors d’user en conscience de cette puissance d’agir. « L’anthropocène, qu’on aurait tort toutefois de prendre pour une ère nouvelle – elle ne fait pas époque mais événement – (est) susceptible — là est le paradoxe – de restaurer la croyance en la résolution politique, dans le temps, pour que demain demeure habitable ».  L’architecture tient un rôle de premier plan dans cette convergence de crise économique, climatique et sociale. La construction est surveillée et mise en cause, tandis que partout les architectes cherchent et expérimentent de nouvelles manières de faire de l’architecture pour déjouer les pronostics. Qu’est-ce que l’architecture d’un monde catastrophé ? Comment être architecte dans un monde qui s’abîme ?

Les contributeur·ices de ce numéro construisent ensemble un réseau d’attentions et d’histoires qui laissent entrevoir des champs d’action nouveaux et rendent intelligible la réalité complexe et paradoxale des catastrophes silencieuses. Wen Cai et Josselin Vamour évoquent les souvenirs et l’actualité de deux catastrophes passées, un séisme et un accident industriel. Leurs récits nous renseignent sur les structures mémorielles, juridiques et imaginaires qu’instaurent les désastres sur un temps long. Hélène Guénin retrace une esthétique du chaos, parfois romantique, parfois militante, dans la production artistique du 20ᵉ siècle. Lara Almarcegui fait le récit d’un acte de protection et d’un geste artistique sous la forme d’une sculpture à l’échelle géologique, monumentale et pourtant invisible. Elke Krasny décrit le capacitisme, le sexisme et le racisme à l’échelle des flux de tuyaux, de câbles et des réseaux d’information et défend une éthique des infrastructures. Guillaume Aubry fait le récit d’une visite qui devient un projet d’habitat infusé des utopies de l’autoconstruction et de modes de vie sans emprise, loin de la foule. Enfin, Jean Richer retrace l’élaboration chez Paul Virilio de l’accident intégral qui « se tapit dans l’ombre de nos consciences, et nous sidère ». Si le temps nous est compté, nos actions comptent d’autant plus ★

MBL Architectes

 

Le musée du séisme 921 de Taïwan 921 地震教育園區 par Wenwen Cai • Vivre avec une planète blessée : sensibiliser aux infrastructures par Elke Krasny • Chaosmose par Hélène Guenin • Seveso, la catastrophe vaporisée par Josselin Vamour • Vivre dans l’accident intégral par Jean Richer • Une maison en A dans le Berry par Guillaume Aubry • Droits miniers par Lara Almarcegui