Maîtrise d’usage
-édito- Un comptoir de bar circulaire : les tabourets, piégés à l’intérieur, sont inaccessibles. Les tireuses à bières, à l’extérieur, sont à portée de tous.tes. À travers leur série des Powerless Structures, amoindrissant le pouvoir oercitif de divers objets, les artistes Elmgreen et Dragset renversent les hiérarchies d’usages, inversent les interactions ( 1 ). Ici la bière devient accessible à tous.tes, coule à flot, on ne la paye plus, tout le monde se sert. Ainsi, la forme bouleverse les usages. Elle provoque une interaction spontanée et explicite entre un environnement et ses usager.ères.
« Comment passer de la conception d’espaces physiques, à la conception de relations entre les personnes et les espaces ? » interroge Wendy E. Mackay en introduction de l’enquête de ce numéro. Ces deux conceptions ne sont pourtant pas opposées mais bien impliquées l’une dans l’autre. Cette tension entre une architecture de relations – changeantes – et une architecture de formes – permanentes – trouve dans les écrits d’architectes des formulations récurrentes. Bernard Tschumi évoque le paradoxe du labyrinthe et de la pyramide pour qualifier la double attraction pour l’expérience de l’espace – relationnelle – et la nature de l’espace – formelle –. ( 2 )
Le terme « maîtrise d’usage » formulé en creux du terme « maîtrise d’œuvre » corrige la culture du projet. Il s’agit désormais de nommer, théoriser et accueillir la complexité d’une architecture pensée comme relations au-delà du bâti. À travers le récit de la transformation d’un îlot haussmannien en plein cœur de Paris, Mathilde Poujade précise que les méthodes et les pratiques de conception du projet sont renouvelées par cette approche modifiant considérablement les coutumes, les temporalités et les échanges entre les acteur.rices du projet. Les recherches d’Edouard Cabay interrogent le rôle de l’architecte, l’automatisation et les processus créatifs, entre « l’intention d’un dessin et son exécution », faisant par là même advenir des usages et mouvements jusqu’alors invisibles.
La démarche de projet devient marquée par « une poétique des attentions » données aux autres. Il s’agit d’accueillir la complexité dans un processus de « déprise d’œuvre » selon le terme d’Édith Hallauer. L’ouverture du projet à l’imprévu, à l’hétérogénéité, promet un accomplissement au-delà de sa forme.
N’y voyons pas une démission ou une déresponsabilisation de la part des architectes et des concepteur.ices. La maîtrise d’usage consiste à intégrer dans le processus l’expertise des communautés interprétatives que sont les usager·ères et annonce pour les concepteur.ices un partage d’autorité ★
Benjamin Lafore & Sébastien Martinez-Barat
( 1 ) Elmgreen & Dragset, Sculptures, Hatje Cantz, 2019
( 2 ) Bernard Tschumi, 1975 : The Pyramide and the Labyrinth (or the Architectural Paradox), in Studio International, Cambridge, Mit Press
Protocoles machiniques par Edouard Cabay • Une nouvelle ère de jeu par Wendy E. Mackay et Alexandre Beaudouin • Récit d’une transformation haussmannienne par l’usage par Mathilde Poujade • Maîtrise d’usage, déprise d’œuvre par Édith Hallauer