Mariabruna Fabrizi est architecte et commissaire scientifique. Avec Fosco Lucarelli, elle a fondé l’agence Microcities et l’atlas Socks-Studio. Ses sujets de recherche actuels portent sur la spatialisation des processus mentaux, la relation entre l’architecture et l’information, ainsi que l’évolution de l’espace domestique. Elle est maîtresse de conférences à l’ENSA Paris-Est (★★★)
« Si quelque chose est décrit par le plan d’architecture, c’est la nature des relations humaines1 », écrivait Robin Evans dans son célèbre essai Figures, doors and Passages en rappelant la capacité (et les limites) d’un dessin d’architecture comme le plan de représenter les habitudes complexes des habitant·es et leurs manières d’interagir. À chaque fois que l’on observe un plan qui ne traduit pas la notion d’habiter selon les paramètres de ce qui est considéré comme la « normalité » à un moment donné de l’histoire, on peut le qualifier de « dysfonctionnel », et imaginer les comportements et les relations atypiques des habitant·es qu’il est capable de définir ou d’accueillir. Un plan dysfonctionnel implique une remise en question et une résistance critique à toute standardisation ; à travers des configurations d’espaces non canoniques, il problématise toute adaptation confortable aux fonctions du quotidien et peut même devenir un vecteur de conflit, de transgression et d’abus. D’un autre côté, il peut représenter une tentative d’incarner des hypothèses de subversion face à un modèle donné, de questionner des mesures et des subdivisions normalisées, de proposer des alternatives matérielles à des modes de vie imposés.
La notion de dysfonction en psychologie implique une modification dans le comportement, une perturbation dans la pensée, dans le mode d’agir et d’être d’une personne ou de plu- sieurs personnes dans le contexte d’une relation ou dans une famille, qui produit des conflits, des difficultés d’adaptation et d’évolution. La dysfonction fait ainsi référence à une altération des processus cognitifs, émotionnels ou comportementaux d’un·e individu·e ou d’une relation. La notion inverse, celle de fonction, incarne en architecture l’un des concepts clés qui définissent la discipline elle-même, en déterminant sa raison d’être et sa nécessité en tant que forme et matière répondant précisément à des besoins humains. À tel point que la définition de « dysfonctionnel » n’existe même pas comme concept canonique en architecture, impliquant qu’un projet qui ne remplit pas ses fonctions ne peut pas avoir sa place ou devrait être considéré comme une aberration. Recherché ou refusé, la notion de fonctionnalisme, ou l’aspiration à une absolue correspondance de la forme à la fonction, a assumé des contours variés pendant l’histoire de l’architecture, résidant dans la utilitas vitruvienne, décliné dans le fortuné slogan form follows function, rejeté lorsqu’il devient fonctionnalisme primaire par Aldo Rossi.
Nous allons nous intéresser à une histoire latente — non exhaustive et non chronologique — de son contraire en regardant des plans domestiques du 20e siècle qui non seulement ont refusé le rapport canonique de réponse spatiale aux modalités d’habitations conventionnelles, mais qui ont aussi activement proposé des alternatives en embrassant leur dysfonctionnalité. Ces projets sont habités par les architectes eux-mêmes, seuls ou avec leur famille, ouvrant ainsi un champ des possibles lié à l’absence d’imposition de la dysfonctionnalité à des client·es ou habitant·es inconnu·es. Leur organisation formelle et spatiale implique qu’un·e individu·e ou une famille peut instaurer des relations imprévues et perturbantes avec son espace de vie, mais aussi capables de révéler des potentiels spatiaux, émotifs et relationnels inexplorés.
La maison de l’architecte polonais Jan Szpa- kowicz, construite pour lui-même et sa famille dans une forêt près de Varsovie en 1971, associe la structure porteuse — formalisée par neuf poteaux creux en béton de 2,4 × 2,4 m — aux espaces privés, tels que les chambres à coucher, ainsi qu’aux espaces partagés nécessitant un mobilier fixe, comme les salles de bains, la cuisine et les dressings. Tout l’espace commun restant se déploie horizontalement dans une surface continue vide, largement vitrée et cou- verte, dont la toiture laisse filtrer la lumière par endroits, fusionnant ainsi totalement les ambiances domestiques avec le milieu naturel. Réduits à des surfaces minimales et comprimés dans les éléments structurels, les espaces privés deviennent des refuges, sans possibilité d’abriter autre chose que soi-même et le mobilier de base.
La stricte organisation géométrique générale conditionne également la relation entre ces pièces carrées, qui se retrouvent directe- ment confrontées aux espaces communs sans transition ni distribution. Les poteaux habités deviennent ainsi des cellules de privacité austère, où la règle mathématique d’uniformité des carrés, imposée par le système général, influence profondément les possibilités d’habitation. Cette contrainte oblige l’habitant·e à renoncer aux possessions et à se défaire de sa propre individualité pour accorder davantage de place à l’être ensemble. En même temps, comme le disait Bachelard, «tout espace réduit où l’on aime à se blottir, à se ramasser sur soi-même, est, pour l’imagination une solitude, c’est-à- dire le germe d’une chambre, le germe d’une maison2 ». Si l’on déplace notre regard, le plan, avec ses poteaux habités dessinés avec des intérieurs blancs, apparaît également comme celui d’un petit village, où chaque pièce fermée peut devenir une « micro maison » en soi, conférant aux espaces un statut d’existence particulier et privilégié, à l’image d’une nouvelle cabane de Thoreau, protégée et suspendue à la limite entre un intérieur continu et la forêt.
Une autre maison construite pour accueillir la vie de l’architecte et de sa famille, la Tower House du japonais Takamitsu Azuma a été réalisée à Tokyo en 1966. Le petit bâtiment aux proportions allon- gées s’articule autour d’un escalier qui distribue ses six niveaux, donnant lieu à six pièces super- posées sans portes accompagnées ponctuellement par des doubles hauteurs qui viennent étendre les pièces étroites verticalement.
La parcelle triangulaire sur laquelle la maison est implantée ne mesure que 20 m2, tandis que la surface totale de l’immeuble est de 65 m2, donnant lieu à un paradoxal gratte-ciel en miniature, en béton brut, composé d’environnements minimes aux formes irrégulières. La maison réduit l’espace de vie et maximise la place accordée à la circulation verticale, qui devient l’épine dorsale de la petite tour et le point central de contact entre les habitant·es. Ces dernier·es se retrouvent à devoir laisser la place aux autres ou se frotter pour pouvoir circuler, dans une négociation continue. En même temps, la Tower House offre une grande surface vitrée à chaque pièce superposée, et même un petit toit-jardin pour la chambre des enfants, reléguée en hauteur au sommet de la longue séquence de marches.
Les sciences cognitives contemporaines considèrent que l’esprit s’étend dans le contexte matériel environnant l’individu·e3. Les facultés mentales s’appuient sur les espaces, les instruments et les comportements des autres personnes tout en étant conditionnées par elleux. Elles forment ainsi un réseau de correspondances entre l’espace interne, mental, et l’espace externe, physique, sans tracer de limite rigide entre les deux. Les deux maisons au plan dysfonctionnel citées définissent des points d’appui complexes pour l’expansion de l’esprit, qui se voit mis à l’épreuve chaque jour de son existence domestique. Il doit se confiner dans un périmètre exigu pour préserver son intimité ou gravir une séquence infinie de marches pour atteindre sa place désignée. En même temps, cet exercice d’appropriation de l’espace à travers des difficultés permanentes implique de rester alerte dans son environnement, de chercher des résistances intérieures, de trouver du confort et de la familiarité de manière inventive, et d’interpréter l’acte d’habiter comme une opération problématique au quotidien. À leurs fonctions conventionnelles d’habitations, ces maisons en ajoutent d’autres, moins évidentes, comme grimper, se fatiguer, observer l’environnement en restant caché, changer constamment de hau- teur – et donc de point de vue –, ou encore pratiquer la renonciation aux biens matériels.
Ce genre d’effort qui rend l’acte d’habiter un moment actif et réflexif a été ainsi recherché par l’artiste d’origine israélienne Absalon dans ses projets pour les six espaces de vie appelés
« Cellules d’habitation ». Conçues pour une seule personne, l’artiste même, après avoir quitté son pays natal à la fin des années 1980, les « cellules» constituent son dernier et plus célèbre travail : chacune devait être placée dans un espace public d’une ville différente (Paris, Tokyo, New York, Tel Aviv, Zurich et Francfort). Ces unités de vie minimales ont été pensées pour permettre à l’artiste d’adopter un mode de vie nomade tout en menant une existence ascétique et isolée, protégée d’une société oppressante.
Les cellules, d’une surface variant de 4 à 9 m2, étaient censées être des habitats entièrement fonctionnels, équipés d’électricité et d’eau courante. Mais, pendant sa vie, Absalon n’a pu en achever qu’une seule, tandis que les autres n’ont été construites que comme des prototypes en bois à l’échelle 1:1, peintes en blanc à l’intérieur comme à l’extérieur. Alors que la volumétrie de chaque cellule répond à son emplacement spécifique, les proportions et les mesures des intérieurs sont décidées en fonction du corps de l’artiste, mais pas seulement. L’habitat minimal est organisé pour satisfaire les exigences d’Absalon, tant en termes de vie quotidienne « standard » (il y a une kitchenette, un matelas, un espace de travail, une salle de bain et des toilettes) que de besoins mentaux personnels pour se cacher, contempler, se questionner et défier ses habitudes. La notion de confort est remise en question car, dans cet espace étroit, chaque action demande des efforts spécifiques pour être réalisée. Il est nécessaire de se pencher, s’étirer, grimper pour « utiliser» la cellule : habiter devient une action consciente et problématique, non une activité banale. Les géométries complexes reflètent finalement un espace mental, la tension de l’artiste et sa recherche intérieure, la dysfonction offrant un potentiel de méditation sur l’existence d’un point d’observation inédit.
La condition d’étroitesse n’est pas nécessaire pour constituer un plan dysfonctionnel : la maison de l’architecte Geoffrey Bawa au 33 lane à Colombo au Sri Lanka, construite entre 1959 et 1970, est un exercice de densification horizontale, le résultat du processus d’annexion de quatre rangées de bungalows existants, qui a duré des décennies, pour définir un grand labyrinthe de pièces et de cours de jardin où les hiérarchies traditionnelles des relations figure-fond ou intérieur-extérieur disparaissent, tandis que l’illusion d’un espace sans limite est créée. La surface est ici étendue, les ambiances multipliées, le processus d’ajout et de remplacement des pièces au fil du temps a transformé l’ensemble initial de maisons en une séquence d’espaces fluides, reliés les uns aux autres sans relation clairement définie. Dans le projet de Bawa, les limites des anciens bungalows situés sur le terrain disparaissent. Les jardins extérieurs s’inscrivent dans une surface équivalente à celle des pièces intérieures et jouent un rôle similaire dans la définition de la maison. Le plan évite les espaces de distribution et de service ainsi qu’une véritable façade sur la rue, pour devenir un terrain introverti, une sorte d’intérieur autonome évoquant un village. Conçue comme un champ continu, la maison de Bawa subvertit l’idée de spécialisation des pièces tout en refusant simultanément le concept d’espace neutre. La maison manque ainsi de repères, se développe dans une séquence labyrinthique qui oublie l’espace extérieur et construit une alter- native au monde où la sensation de se perdre chez soi met en discussion le sentiment même de domesticité.
Trop étroits ou trop larges, fatigants, obligeant à une confrontation continue ou dévoués à l’isolement, ces différents projets représentent un petit aperçu du potentiel du dysfonctionnalisme d’ouvrir une réflexion sur l’habiter comme acte conscient et poétique ou comme résistance critique à des paramètres spatiaux et organisationnels donnés. Ils constituent un terrain d’expérimentation destiné à tester des limites, des expériences à vivre sur sa propre peau pour tenter d’échapper aux conventions et mettre à l’épreuve la dimension du quotidien en construisant de nouveaux rituels domestiques. Leurs plans, suspendus en dehors des recherches courantes dans leur propre époque et pays, ont pour paradoxale finalité de détacher l’habitude de l’habiter.
- Evans, Robin. 1997. Figures, doors and Passages. Translation from drawing to building and other essays. Boston : The MIT Press. P. 56. ↩︎
- Bachelard, Gaston. 1961. 1re édition en 1957. La poétique de l’espace. Paris : Les Presses universitaires de France. P.164. ↩︎
- La théorie la plus répandue à ce propos est celle de « l’esprit étendu », développée par Andy Clark et David Chalmers dans « The Extended Mind », Analysis 58, n°1, paru en 1998. ↩︎






© Takamitsu Azuma et Azuma Architect & Associates

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