Margaux Darrieus est maîtresse de conférences à l’Ensa Bretagne, et membre des laboratoires ACS UMR AUSser 3329 et Grief. Elle est aussi journaliste pour la revue AMC. C’est dans ces multiples lieux qu’elle déploie son activité de critique d’architecture, pour interroger les manières d’être et de faire des architectes, en prise avec les enjeux socio-environnementaux contemporains (★★★)
Comme à chaque fois qu’une publication lance une nouvelle formule, la sortie de Plan L★★★★ nouvelle génération est l’occasion de s’interroger sur les enjeux contemporains de l’écriture critique en architecture. Pourquoi et comment écrire sur l’architecture? En réponse à ces questions, une affirmation latente est trop répandue : la critique d’architecture serait morte. Étonnante allégation, tant l’évolution des publications spécialisées est un puissant miroir des mouvements qui animent la communauté de leurs lecteur•ices. S’il n’y a plus de critique d’architecture aujourd’hui, serait-ce parce qu’il n’y a plus de désir de critique?
Pourtant, la critique, cette « attitude », cet « art de n’être pas tellement gouverné », comme la décrivait Michel Foucault1, est indispensable à la vivacité de l’architecture en tant que savoir et savoir-faire, ayant pour objet d’étude les modes d’établissements humains. Elle décrit la capacité intime à la réflexivité des architectes en même temps qu’un de leurs devoirs déontologiques – et même citoyen –, celui de se tenir dans le monde en conscience, à être dedans et dehors à la fois pour participer à sa transformation. Qu’est-ce qu’être architecte, si ce n’est nourrir – volontairement ou non – une position ambivalente, à distance et immergée à la fois dans l’environnement qu’il faut mettre en projet?
Empruntant à l’esthétique autant qu’à la politique, à la physique autant qu’à l’anthropologie, l’architecture est telle ces « jeux de ficelles » navajos chers à la philosophe Donna Haraway, ces « manières de penser autant que de faire », ces « fabulations spéculatives »2 qui, dans certaines sociétés, sont de véritables rituels de la pensée, et où un simple mouvement de doigts entrelaçant des fils peut avoir des conséquences sur l’ensemble de la toile qui se tisse. Dans ce jeu de ficelles qu’est l’architecture donc, la critique est à l’image du coyote d’Haraway, celui « qui répand en permanence la poussière du désordre dans l’ordonnancement des étoiles réalisé par le dieu du feu. Celui qui, en toute non-innocence, provoque par ses agissements ordre et désordre ». La critique est à la fois un mouvement, un fil et un nœud qui, par une série d’extensions d’analyses, de croisements de regards, d’interprétations analogiques, s’entremêle aux autres formes de savoir, sédimente la pensée pour la déployer plus loin encore. La critique est une aidante, elle outille les architectes pour opérer concomitamment articulation d’idées abstraites et résolution de problèmes formels.
Dans la période de troubles que nous vivons, qui ébranle nos imaginaires et nos valeurs, il faut absolument rebâtir une certitude : celle que la critique d’architecture est inébranlable. En positionnant dans le contemporain et en mettant à l’écoute de ses failles– c’est-à-dire en plongeant dans le présent, en imprégnant du passé et rendant inquiet•e du futur –, la critique permet de lire le monde tel qu’il est et tel qu’il pourrait être, pour l’habiter en conscience et pour le projeter riche de ces savoirs. Il suffit d’ailleurs de fréquenter librairies et bibliothèques pour venir à bout de cette croyance collective résistante en sa disparition, qui idéalise un supposé passé glorieux. Classeur, Polygone, Habitante, Exercice, Oase, Accattone… Fanzines et supports indépendants peuplent les rayonnages aux côtés des historiques revues d’actualité françaises et internationales, AMC, D’architectures, Architecture d’Aujourd’hui, A+, Arch+, Casabella, Domus, 2G, etc. Offrant autant de points de vue complémentaires, ces publications exposent le bouillonnement du monde de l’architecture. Non, la critique n’est pas morte. Au contraire, elle se diversifie. Parmi ces périodiques, Plan Libre fraie depuis 200 numéros des chemins inédits, à distance et proche en même temps d’une critique portée par des universitaires parfois trop contenu·es dans leurs milieux. Plan Libre puise dans d’autres univers pour interroger la fabrique de l’espace aujourd’hui (le graphisme, la philosophie, la géochimie, etc). En témoignent les thématiques abordées ces dernières années – « L’enquête », « Le style anthropocène », « Animal malgré tout » notamment – jusqu’aux derniers sujets, mordants, comme « Sans construire, sans démolir ». Plan Libre fait partie des nombreuses publications fondées par des architectes curieux•ses de croiser les formats et les regards, d’entremêler les savoirs pour renseigner la fabrique d’un espace nécessairement partagé, pour saisir les termes dans lesquels nous habitons et construisons un monde conditionné. Écritures fictionnelles, ethnologie, graphisme, photographie ou encore illustration y élargissent volontairement la question architecturale au-delà de l’édifice, pour penser la société qui le conditionne et qu’il concrétise.
Ensemble, tous les projets éditoriaux que nous citions plus haut illustrent la capacité critique de leurs éditeur•ices, et le besoin critique de leurs lecteur•ices. D’un côté et de l’autre de leurs pages et des écrans, des édifices intellectuels s’élèvent, s’ébranlent, se rebâtissent de plus belle. Sous nos yeux, la vitalité de la discipline architecturale est à l’œuvre. Une discipline autonome et hétéronome à la fois, qui dialogue, traversée de savoirs et capable d’interroger ses moyens propres pour les métaboliser et formuler des réponses à ces extérieurs qui l’ébranlent.
Pour autant, ces publications se divisent clairement en deux familles. D’un côté, celles qui ne posent que rarement leur regard sur l’architecture en tant qu’espace bâti, en tant qu’objet initiateur d’usages, fait de signes et producteur de sens. Et à l’inverse, des revues d’actualité qui ne se consacrent qu’à cela en entretenant une vision éclatée de la production architecturale. Car dans les pages de ces dernières, la présentation monographique de réalisations et d’agences pixelise leur compréhension et par là, divise l’architecture en une multitude de points de vue autosuffisants, laissant dans l’ombre leurs divergences et convergences. Chaque bâtiment, chaque pratique est présenté•e dans ce qui le/la distingue, rarement dans ce qui le/la relie aux autres. Tout se passe comme si interroger les formes bâties imposait de convoquer des approches conceptuelles et esthétiques isolées. Et c’est justement cet échantillonnage aveugle aux conditions partagées des expériences présentées qui nuit à leur interprétation. Cette approche autonome, qui va chercher à l’intérieur même de l’objet architectural les raisons de son émergence, entretient préjugés et certitudes, fabriquant au passage autant d’architectes-artistes qu’il y a de bâtiments.
Il semble qu’à mi-chemin entre une attention exclusive aux enjeux politiques, écologiques, sociaux, économiques et culturels que soulève l’architecture, et une autre aux préoccupations proprement formelles de la discipline, une voie médiane est possible, indispensable même. La crise écologique, parce qu’elle ébranle nos repères intellectuels autant que nos référentiels matériels et nos modèles architecturaux, impose de dépasser une vision manichéenne des moyens et des objets de la critique d’architecture. En dictant aux architectes d’opérer un virage vertueux, de développer une vigilance accrue aux impacts de leurs choix et de leurs gestes ; la crise écologique suppose de travailler avec les ressources matérielles et humaines en présence, de s’y lier par l’espace et les conditions de sa mise en forme. Dans ce contexte, l’obsolescence des architectures autosuffisantes et déterritorialisées qui ont marqué la fin du XXe siècle et le début du XXIe siècle ne fait plus de doute. Tout comme celle de la critique qui en fait son centre d’intérêt. Parce que les défis socio-environnementaux exposent au grand jour que l’architecture n’est pas un fragment isolé du monde social et culturel dont elle émergerait « pure » et qui établirait elle-même les règles à l’aune desquelles elle devrait être jugée, décrire les formes bâties telles des objets inertes ne suffit plus3.
Les pratiques et productions architecturales doivent désormais être lues – et conçues – à la lumière de leurs conditions généalogiques, politiques, écologiques, sociales, culturelles, économiques, etc.4 Aujourd’hui, l’attention à la forme ne doit pas empêcher de penser son processus d’émergence. Et inversement, car il ne faudrait pas non plus déresponsabiliser l’architecte en ne prêtant attention qu’aux conditions relationnelles de l’architecture – à son caractère vivant, en somme – sans décrire avec précisions les artefacts qui en émergent – à l’inertie finalement toute relative. Nombre d’architectes le savent5, et si la croyance en la disparition de la critique d’architecture perdure, c’est peut-être qu’elleux ne trouvent pas suffisamment de pages où y réfléchir.
La critique d’architecture contemporaine doit regarder avec la même attention processus et objets. Justement parce que si elle le fait, elle serait enfin capable de saisir la teneur et les impacts palpables des pratiques des architectes activistes qui, décidant de ne pas ou peu construire, s’engagent physiquement dans le projet, faisant de leur présence in situ, l’acte de conception et de construction du réel. Elle pourrait également dépasser enfin les slogans verdisseurs, pour étudier en profondeur les espaces qui émergent de l’usage de matériaux bio et géo-sourcés, pour comprendre comment ils peuvent être un moyen et pas une fin en soi. Il faut développer une critique d’architecture située, immergée au plus près de ses objets et de leurs mouvements – et par là, qui ne fait pas l’impasse sur la position du sujet observant et ses positions discriminantes – pour faire naître par empirisme et observations inductives, des savoirs contextualisés, à même de parler au plus grand nombre justement parce qu’ils le sont6.
La critique aujourd’hui doit être une posture de résistance. Elle doit quitter celle, distanciée, que décrivait Roland Barthes comme « une activité essentiellement formelle, non au sens esthétique mais au sens logique du terme. […] Pour la critique, la seule façon d’éviter la “bonne conscience” ou la “mauvaise foi” c’est de se donner pour fin morale, non de déchiffrer le sens de l’œuvre étudiée, mais de reconstituer les règles et contraintes d’élaboration de ce sens »7. Du « discours sur » les objets, la critique doit passer au « discours pour » une époque ; pour accompagner le changement indispensable de l’architecture. Il faut produire de la connaissance sur l’architecture telle qu’elle se fait aujourd’hui, pour révéler aux architectes confirmé•es et en devenir des pistes à explorer, des chemins nouveaux à emprunter. Il faut plonger dans l’épaisseur sociale et culturelle de chaque projet car il l’interroge, tout en regardant la forme qui en émerge pour décortiquer les chaînes d’actions et de choix qui ont conduit à la fabrication de détails, de matérialités spécifiques, d’expressions particulières, de modalités d’habiter inédites ; pour comprendre les ambitions éthiques qui les travaillent et les affilient. Il faut aussi faire œuvre de critique pour penser les paradoxes et ce qu’ils disent de notre monde, pour décrire les failles et les faillites de certaines situations et processus, face aux enjeux socio-environnementaux contemporains qui sont leurs conditions partagées.
Aujourd’hui, la critique d’architecture doit s’assumer en tant que « projet critique ». Elle doit se réengager sur le front des idées, en rebâtissant doctrines et théories, à partir de pratiques et de productions observables intrinsèquement liées par leurs conditions d’avènement. Pour permettre, par émancipation, de penser l’architecture et peut-être, de l’infléchir et l’orienter ★
- Foucault, Michel. 27 mai 1978. Qu’est-ce que la critique? Critique et Aufklärung. Conférence devant la Société française de philosophie. ↩︎
- Haraway, Donna. 2020. Vivre avec le trouble. Les Éditions des mondes à faire. p. 28-29. ↩︎
- Lucan, Jacques. 2009. Composition, non-composition, Architecture et théories, XIXe-XXe siècles. Presses polytechniques et universitaires romandes. ↩︎
- Latour, Bruno et Albena Yaneva. 2008. Donnez-moi un fusil et je ferai bouger tous les bâtiments : le point de vue d’une fourmi sur l’architecture. Explorations in Architecture : Teaching, Design, Research. Birkhäuser. p. 80-89. ↩︎
- « L’architecture doit être pensée d’une part en termes de process, pour que sa production construise une nouvelle activité vertueuse pour le territoire, et d’autre part en termes de résultat pour que l’usage et l’image des réalisations participent à l’amélioration du cadre de vie ». L’architecte Christophe Aubertin, de l’agence Studiolada, cité par Mathias Rollot dans l’article L’architecture localement bio- et géo-sourcée de Christophe Aubertin : régionaliste, biorégionaliste? Les Cahiers de la recherche architecturale urbaine et paysagère 11 | 2021 [En ligne]. Disponible à l’adresse : http://journals.openedition.org/craup/6871 (consulté le 19 octobre 2023). ↩︎
- Haraway, Donna. 2007. Savoirs situés : la question de la science dans le féminisme et le privilège de la perspective partielle. 1ère parution en 1988. Manifeste cyborg et autres essais – Sciences, Fictions, Féminisme. Exils Editeurs. p. 107-142. ↩︎
- Barthes, Roland. 2002. Essais critiques. 1ère parution en 1964. Seuil. p. 303-304. ↩︎