Florian Hertweck est architecte et professeur à l’Université du Luxembourg où il dirige le master en architecture. Il a curaté le pavillon luxembourgeois à la 16e Biennale d’architecture de Venise et l’exposition The Great Repair à l’Akademie der Künste à Berlin et au Pavillon de l’Arsenal à Paris. Il est auteur de nombreux ouvrages sur la transition sociale et écologique, notamment Architecture on Common Ground. Positions and Models on the Question of Land aux éditions Lars Müller Publishers.
Nombreux·ses sont celleux qui aujourd’hui se demandent comment atteindre plus de personnes pour contrer notre Zeitgeist1 rétrospectif. Niko Peach, un des représentant·es les plus médiatisé·es de la post-croissance, estime qu’il faut que 5% de la population soit convaincue par les valeurs d’une transition résolument sociale et écologique pour que la politique soit obligée de s’en occuper sérieusement. Le discours architectural n’a pas cette portée. Cependant, de nombreux·ses architectes se demandent comment prendre en compte et mettre à l’échelle des concepts et des instruments de la sobriété, de la dé- et post-croissance, ainsi que de la justice spatiale. Après avoir travaillé intensément avec Milica Topalovic sur la traduction de ces valeurs sur un territoire concret dans le cadre de la Consultation du Grand Genève, nous avons proposé au magazine allemand ARCH+, un des rares médias d’architecture en Europe à être à la fois très influent et indépendant, de co-diriger un numéro sur la condition de l’architecture et de l’urbanisme au regard du dérèglement climatique et de la pénurie des ressources. Le titre que nous avions proposé – La Grande Réparation – avait rencontré tellement de résonances autour de nous et dans le milieu institutionnel, que nous avons reçu des fonds pour en faire également une exposition, ce qui a élargi la portée du projet.
Cette exposition2, qui a été montrée cette année à l’Akademie der Künste à Berlin et au Pavillon de l’Arsenal, a rassemblé plusieurs œuvres d’architectes, d’artistes et de designers du monde entier, tou·tes engagé·es dans la culture de la réparation. Notre référence principale était un texte de Wilfried Lipp datant de 1993, qui était très ludique mais qui n’avait pas reçu beaucoup d’attention à l’époque de sa publication. Lipp, qui était en Autriche l’équivalent d’un architecte des bâtiments de France, entendait la réparation au-delà de la restauration et plus précisément de l’idée de surmonter un défaut pour retrouver l’état d’origine. À l’encontre de la société de consommation ou de l’innovation, Lipp définit la société de réparation comme celle qui travaille avec ce qui est déjà là, dans la perspective que ce déjà-là évolue vers un meilleur état. Selon lui, la réparation serait alors à la fois régénérative, transformative et prospective, « le refus d’un monde ruiné, le relais pour un nouveau contrat social dans lequel la conscience du passé, la reconnaissance des limites des ressources et de la notion de justice sociale en sont les principes directeurs3 ».
Lipp ouvre ainsi une voie alternative au récit dominant d’une transition verte, orientée vers la croissance, qui promet de maîtriser la crise du climat et des ressources uniquement grâce à l’innovation technologique4. Le techno-solutionnisme prétend maintenir la croissance économique tout en décuplant les émissions de gaz à effet de serre et l’extraction des ressources, à partir de solutions technologiques comme les smart cities, la géo-ingénierie ou l’économie circulaire, qui posent de sérieux problèmes d’obsolescence, de contrôle et d’inégalités sociales. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le terme de réparation a été introduit de manière plus proéminente dans le discours écologique par un chercheur de la science de la technologie et de l’information, Stephen Jackson, pour justement soulever l’obsolescence et l’entropie inhérentes à la technologie. Ce contexte devrait relativiser l’obsession de l’économie et de la politique orthodoxes en faveur de l’innovation technologique. De plus, il s’est en effet avéré que les différentes solutions « smart » sont bien souvent compatibles avec différentes formes de conservatisme étatique et entrepreneurial.
La grande réparation est alors un contre récit, c’est un oxymore où l’ambition révolutionnaire du changement systémique se heurte à l’acte évolutif de la réparation. Car malgré tout le scepticisme justifié à l’égard de la révolution en tant que figure de pensée de la rupture, nous ne devons pas renoncer à l’exigence de changements profonds. Ainsi, la philosophe Eva von Redecker souligne que : « nous sommes actuellement confrontés à un besoin de transformation si immense qu’il serait absurde d’exclure le terme maximal de changement que nous avons dans notre vocabulaire politique. La question est alors de savoir comment on le remplit. Je comprends en effet la révolution beaucoup moins comme une rupture et davantage comme un changement interstitiel qui crée du nouveau à travers et à partir des interstices de l’ancien5 ».
Dans le domaine de l’architecture en tout cas, le récit techno-solutionniste implique la démolition de bâtiments et leur remplacement par de nouvelles constructions. Ainsi, ce qu’on appelle généralement « architecture durable » participe très souvent à la destruction créatrice du système productif. Cela entraîne la destruction d’une grande quantité d’énergie grise, sans parler des valeurs culturelles et des ressources communes. Le techno-solutionnisme ne modifie pas les pratiques extractives de la construction, qui est responsable d’environ 38 % des gaz à effet de serre dans le monde, ne freine pas l’imperméabilisation des sols, l’épuisement des ressources, ni la disparition des espèces. Une approche réparatrice consisterait en revanche à ne pas démolir pour reconstruire « plus efficacement », mais à transformer et à construire sur l’architecture existante.
L’exposition a rassemblé des œuvres des quatre coins du globe qui représentent ce changement interstitiel pour une société de réparation comme Holes in the house des jeunes architectes japonais·es Fuminori Nousaku und Mio Tsuneyama qui, en y habitant et y travaillant, réparent elleux-mêmes, point par point, une petite maison à l’architecture générique. Leur projet continuel ne reflète pas seulement l’approche d’une nouvelle génération d’architectes japonais·es qui s’oppose au processus de démolition et de reconstruction qui a connu son point culminant au Japon dans les années 1980, quand la moyenne de la durée de vie d’un bâtiment ne dépassait pas les 18 ans. Mais Holes in the house montre aussi la nouvelle esthétique de la société de réparation, loin de la restauration et plus proche du bricolage.
Cependant, nous ne considérons pas la réparation comme une culture matérielle hostile à la technologie. Le travail de Silke Langenberg et de son équipe à l’ETH Zurich, montre comment la technologie numérique peut être un outil extrêmement utile pour réparer l’héritage de la société industrielle. Grâce à la technologie Wire Arc Additive Manufacturing (WAAM), iels ont pu fabriquer des pièces de rechange pour la façade d’un bâtiment high-tech des années 1990 à Zurich, dont la façade n’aurait pas pu être réparée autrement et aurait donc dû être entièrement enlevée et remplacée6.
Finalement, nous voulions aussi montrer que tout n’est pas réparable, surtout en cas de conflits et de guerres. Un film du Center for Spatial Technologies et de Forensic Architecture montre le travail de restitution de milliers d’images, de vidéos et de messages sur les réseaux sociaux pour attester que c’est bien un missile russe qui a frappé en 2022 le théâtre de Marioupol, qui abritait à ce moment-là des milliers de civils, et que l’armée russe avait par la suite démoli le théâtre pour effacer toutes traces du crime7.
Malgré le constat important que tout n’est plus réparable sur notre planète, l’entretien, la réparation et la maintenance constituent déjà un secteur économique important qu’il s’agit de promouvoir et d’intensifier. Il y a aujourd’hui dans le monde plus d’ingénieur·es qui travaillent dans la réparation et la maintenance que dans le développement. Ce fait est peu connu car la réparation est un travail de Sisyphe peu glamoureux. Il se déroule dans l’ombre, au quotidien, à petite échelle, mais partout dans le monde. C’est là où se déploie sa puissance d’action pour attirer l’attention, au-delà du niveau pragmatique, sur les interdépendances géopolitiques, socio-économiques et écologiques qui se cachent derrière les assemblages de matériaux, les infrastructures et les interactions sociales de nos sociétés. Lorsque nous parlons de la Grande Réparation, nous faisons référence à ces grands contextes nécessitant des réparations.
- Les questions en débat, d’une époque ; terme emprunté à la philosophie allemande. ↩︎
- L’exposition The Great Repair était un projet du magazine ARCH+, de l’Akademie der Künste, de ETH Zurich et de l’Université du Luxembourg. Elle a été conçue par Florian Hertweck, Christian Hiller, Markus Krieger, Marija Maric, Alex Nehmer, Anh-Linh-Ngo, Milica Topalovic et Nazli Tumerdem. Après s’être tenue d’octobre 2023 à janvier 2024 à Berlin, elle a été présentée au Pavillon de l’Arsenal à Paris en une version plus réduite de mars à mai 2024. ↩︎
- Lipp, Wilfried. [1993] 2023. Rettung von Geschichte für die Reparaturgesellschaft im 21. Jahrhundert : Sub specie conservatoris. ARCH+, n° 250/2023. Pp. 44-49. ↩︎
- Jackson, Stephen. 2014. Rethinking Repair. Dans : Tarleton Gillespie, Pablo J. Boczkowski, Kirsten A. Foot (dir.). Media Technologies. Essays on Communication, Materiality, and Society. MIT Press, Cambridge, Massachusetts. Pp. 221-239. ↩︎
- Von Redecker, Eva. 2024. Reparatur und Revolution. ARCH+, n° 253/2024. P. 202. ↩︎
- Voir ARCH+, n° 253/2024. Pp. 60-63. ↩︎
- Voir ARCH+, n° 253/2024. Pp. 130-136. ↩︎


