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Rond-point des gilets jaunes : la possibilité d’un rythme

En novembre 2018, les « Gilets jaunes » ont « surgi » et sidéré le pays et ses dirigeants. Né d’un ras-le-bol des taxes et d’une demande de pouvoir d’achat, le mouvement, apparu sur les réseaux sociaux, a multiplié les manifestations et les occupations de l’espace public : ouverture des barrières de péages autoroutiers, manifestations et surtout appropriation des ronds-points dans les « espèces d’espaces » (Perec, 1974) de l’« outre-ville » (Depardon, Virilio, 2008).

En quelques mois, les hommes et les femmes en jaune ont fait des ronds-points péri-urbains, ces objets techniques inhospitaliers, des laboratoires in vivo, des dispositifs (Foucault, 1975) où l’on se sent bien ; à la fois cafés, places publiques, ateliers, forums et agoras hautement symboliques de la construction du politique. Les carrefours à giration de l’ingénieur Hénard sont devenus des lieux habités (Dardel, 1952), les lucioles d’une effervescente constellation. Ce que les plus fragiles ont réalisé là sur l’un des pires espaces de la modernité (trafic, bruit, odeurs, pollution…) mérite l’attention des observateurs et acteurs qui peinent encore à imaginer les dispositifs d’un nouveau design des instances, de la démocratie et des métropoles en transition. 

En s’appropriant les espaces de transit d’un territoire « métropolisé » plutôt que les sites de production, en bloquant les autoroutes comme autrefois on bloquait les rues des villes, le mouvement a d’abord mis en évidence le changement d’échelle des espaces et des modes de vie quotidiens éclatés d’une société en mouvement. Ce faisant, il a pointé les ronds points, symboles proliférants d’une « France défigurée »1 ou « moche » (Jarcy, 2015) – avec ses lotissements monotones, ses rocades, ses friches et ses bazars commerciaux périphériques. Il les a fait glisser du statut d’objet à celui de « totem », digne d’une nouvelle « mythologie » (Barthes, 1956) de la France contemporaine. 

Les Gilets jaunes ont redistribué les cartes, et contribué à construire un nouvel imaginaire géographique. Par leurs manifestations régulières, leur localisation dans différentes villes du pays, par leurs appropriations des ronds-points, ils ont dessiné une géographie d’archipel, mis la marge au centre et imposé un calendrier inédit. L’expérience rappelle d’autres occupations (Occupy Wall Street, Indignados, Printemps érable, Printemps arabe, Révolution des parapluies, Nuit debout) — ce que Eyal Weizman (2015) avait déjà qualifié de Roundabout Revolutions — résistances territorialisées et « communs oppositionnels » : Zones à défendre (ZAD) de Notre-Dame-des-Landes ou Roybon, Sivens, ferme des mille vaches, squats, voire actions de guérilla jardinière.

Le rond-point s’éprouve mobilisant tous les sens. En hiver, on se réchauffe à la chaleur du brasero. Malgré le bruit on finit par s’entendre. L’odeur des gaz d’échappement et des palettes qui se consument est souvent couverte par celle du café ou d’un barbecue. Les victuailles donnent du goût aux rencontres. Jour et nuit, le flot des véhicules et les occupants du rond-point assurent le spectacle. Les liens sont forts, intenses, nourris par la fragilité revendiquée de chacun et l’impression de partager la même galère, d’être de la même « famille », une « communauté d’affect » (Lordon, 2015). Le dispositif a facilité les échanges en face à face. Le bricolage, les débats, le partage, la vie quotidienne mais aussi l’hostilité extérieure ont fait le reste. Des « invisibles » sans espoir et sans horizons ont retrouvé la confiance et la fierté à travers une forme d’éducation populaire, dans le faire et l’occuper ensemble. 

Les ronds-points nous transportent dans une esthétique mondialisée de la bricole, de la récupération, du recyclage et de la sobriété. Il y a de la cabane de l’enfance, du cirque, de l’atelier artisanal, du jardin ouvrier dans ce bric-à-brac qui convoque les imaginaires d’hier et d’aujourd’hui. Cette esthétique des palettes a sans doute participé au sentiment d’appartenance, à l’identité du rond-point et de ses membres. Les Gilets jaunes s’identifient au rond-point, se l’approprient et en prennent soin. Ils fabriquent un « lieu » qui les façonne en retour. 

On a l’impression d’être à la bonne échelle pour échanger, celle d’une entité anthropologique de base : une agora de quelques mètres carrés réunissant une cinquantaine de personnes. Ici s’élabore une urbanité par le bas, émotionnelle. Là, des femmes et des hommes ont pu étoffer leurs revendications et expérimenter l’autogouvernance (Ostrom, 2010) à une échelle humaine. Ils y ont inscrit leurs aspirations dans la matérialité du monde, investissant des horizons ouverts, un espace de liberté et bricolant des dispositifs d’espérance et d’émancipation, ce « processus instituant d’autonomie individuelle et collective » (Castoriadis, 1975). Ces cabanes étaient davantage qu’un assemblage de palettes : les symboles d’une espérance en situation, des « utopies concrètes » (Bloch, 1982). 

En investissant les ronds-points, les Gilets jaunes en ont fait des espaces vivants, conviviaux et habités, invalidant l’hypothèse du « non-lieu » (Augé, 1992). Pour un temps, le rond-point s’est transformé en lieu infini, territoire apprenant d’éducation populaire, tiers, voire haut lieu. Échelle humaine, récupération, sobriété, bricolage, débat, investissement sont quelques enseignements à retirer de ces expériences situées qui n’ont rien de magique. Ces occupations invitent le chercheur à une approche situationnelle, intéressée au temporaire, au labile, à ce qui « surgit », émerge et dont il reste à fixer les méthodes et les outils. À contre-emploi, presque à contresens, les ronds-points vides sont devenus les espaces d’une respiration politique et d’étonnants territoires des possibles. Leur omniprésence en périphérie, leur disponibilité, leur « inutilité » apparente, leur dissémination sur le territoire ont rendu l’occupation et le détournement possibles et reproductibles. Sans le vouloir, les ingénieurs d’hier ont ouvert la possibilité d’un rythme, facilité l’irruption d’un détournement et redonné du sens au vide, celui de l’« aventure » (Jankelevitch, 2017) ce que l’on y vit et ce que l’on espère : « le surgissement de l’avenir »

À Laurent.

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Bibliographie : 

Agier, Michel. Esquisses d’une anthropologie de la ville (2009). Academia-Bruylant. 
Augé, Marc. Non-lieux, Introduction à une anthropologie de la surmodernité (1992). Seuil.
Barthes, Roland. Mythologies (1956). Points. 
Bloch, Ernst. Le principe espérance, t. II. (1982). Gallimard.
Castoriadis, Cornelius. L’institution imaginaire la société (1975). Seuil. 
Dardel, Eric. L’homme et la terre (1990). CTHS.
Bernard, Floris et Gwiazdzinski, Luc. Sur la vague jaune. L’utopie du rond-point (2019). Elya Editions.
Foucault, Michel. Surveiller et punir. Naissance de la prison, (1975). Gallimard.
Goffman, Edwin. Les rites d’interaction (1974). Editions de Minuit.
Jankelevitch, Vladimir. L’aventure, l’ennui, le sérieux (2017), Flammarion.
Jarcy (de), Xavier. Comment la France est devenue moche ? Telerama, 12 février 2010.
Lordon F., Imperium. Structures et affects des corps politiques (2015). La Fabrique.
Maldiney, Henri. Art et existence (2003). Klincksieck.
Ostrom, Elinor. Gouvernance des biens communs. Pour une nouvelle approche des ressources naturelles (2010). De Boeck.
Perec, Georges. Espèces d’espaces (1974), Galilée.
Weizman, Eyal. The Roundabout Revolutions, Critical Spatial Practice n°06, Sternberg Press (oct. 2015).

  1.  Du nom d’une émission populaire de la télévision française traitant de la protection de l’environnement et diffusée de 1971 à 1977. ↩︎