Galaad Van Daele est architecte, rédacteur et chercheur. Il enseigne à l’ETH Zurich – où il prépare également un doctorat – et coédite la revue Accattone. Ses recherches actuelles, qu’il aborde par le biais de l’écriture et de la photographie, se concentrent sur l’esquisse d’une perspective géologique de l’histoire et de la conception architecturale (★★★)
Dans le sous-bois qui borde le village de Bagni San Filippo, au sud de Sienne, flotte une odeur de soufre et coule un flux bleu pâle et laiteux, entre deux rives blanchâtres. Il émerge de plusieurs monticules de roche claire, ruisselants, dont les sommets laissent s’échapper des émanations vaporeuses et des bouillonnements qui glissent ensuite pour former des dizaines de bassins, des gradins concaves pleins de fluides opaques et chauds, pleins d’eau qui devient pierre. Ils sont peuplés de baigneur·ses d’époques et de tailles diverses, qui les habitent pour un instant ou pour une vie, et qui ancrent ce site dans des histoires fluctuantes, entre sciences et architecture, entre un présent balnéaire et un temps géologique qui s’étire à l’infini.
Dans l’un des bassins, de forme ovoïde, Barbara est allongée dans une flaque bouillante, complètement immergée à l’exception de son visage, de quelques parties saillantes de son maillot de bain en lycra gris clair, et de ses pieds chaussés de tongs en plastique. Elle est professeure de biogéochimie à l’Università di Bologna, l’endroit où le mot géologie a été prononcé pour la première fois il y a quatre siècles. Ses étudiant·es sont un peu plus bas, en train de s’éclabousser. Elle les a amené·es ici pour leur parler de biolithogénèse, cette mécanique troublante par laquelle des microorganismes convertissent ici en dépôt calcaire les écoulements d’eau saturés de minéraux. Ou en travertin, plus exactement : cette roche poreuse, stratifiée, alvéolaire, que l’on voit partout en Italie. Et surtout à Rome, où elle habille la façade du Colisée, donne sa substance à la colonnade du Bernin enlaçant les chrétiens sur la Piazza San Pietro, et recouvre aussi les toilettes des pizzerias touristiques ainsi que tous les trottoirs de la ville. Barbara se sent très calme, complètement terrassée par la température de l’eau. Elle sait que cette chaleur est volcanique, qu’elle vient du sous-sol toscan, où la pluie infiltrée est chauffée et repoussée vers la surface. Elle sait qu’elle se baigne en réalité dans une solution d’oxyde d’hydrogène (H2O), de dioxyde de carbone (CO2), et de carbonate de calcium (CaCO3). Avec peut-être un peu de sulfure d’hydrogène (H2S). Elle se redresse, sortant une jambe de l’eau pour dissiper un peu de la chaleur magmatique qui l’assaille, et regarde le monticule qui lui fait face, comme un nuage dur qui se serait écrasé là, couvert de petites ondulations dessinant une texture presque coralienne. Il est d’un blanc éclatant par endroits, fauve ou vert foncé à d’autres, et puis couvert de graffitis, de noms et de symboles tracés en grattant cette fine pellicule pour former des lignes blanches sur un fond sombre et visqueux. Barbara reconnaît la couleur des algues unicellulaires et des tapis bactériens et puis pense à quel point la pierre pousse vite ici en observant une brindille tombée il y a quelques jours, déjà toute recouverte d’une gangue de cristaux blancs. Et ce travertin n’a pas dévoré que des brindilles, il a aussi emprisonné des branches d’arbres environnants et enserré des troncs entiers, semble-t-il. Puis il a englouti le grillage qui avait été placé là il y a quelques années pour tenter d’empêcher les baigneur·ses d’aller se brûler dans les fumeroles. Bientôt, tous les signes gravés en blanc sur vert auront aussi disparu, peu à peu avalés, archivés avec d’autres dans le corps même du travertin.
À quelques mètres résonnent plusieurs voix, teintées d’un accent toscan archaïque. Trois corps partagent un grand bassin aux contours torturés, qui ressemble peut-être à une chauve-souris. Francesco I de’ Medici, le Grand Duc de Toscane, parle avec sa tête fine et barbue, avec ses grands yeux bientôt empoisonnés. Mais il ne parle pas de politique ou des finances du duché. Il parle des seules choses qui l’intéressent vraiment : des cristaux, des cailloux, des marbres aux veinages tourmentés, et de comment faire entrer du quartz en fusion. Tout près de lui, Bernardo Buontalenti partage la même eau et le regarde avec intensité. C’est l’architecte de la cour, qui vient de terminer une nouvelle grotte artificielle à Florence, et qui perturbe toujours les géométries sereines de ses bâtiments par des invasions de pierres brutes, ou par des volutes molles, des surfaces concaves, ourlées, qui se tordent et se retournent sur elles-mêmes un peu comme les bassins de Bagni San Filippo. Francesco poursuit, il parle des pierres de la grotte, et de la façon dont elles ressemblent aux stalactites monstrueuses, comme des dents géantes, qui tapissent le monticule le plus monumental, un peu en contrebas. Il le pointe du doigt, et parle de ces roches poreuses dont toutes ses grottes sont recouvertes, et de ce travail géodynamique qui a créé des objets qui n’ont rien à voir avec les humains, qui ont une histoire propre et émergent d’une vie terrestre qui crée des formes sans nous. Buontalenti hoche la tête, tandis qu’il repense aux agrégats de concrétions qu’il a fait composer dans la Grotta Grande. Pendant ce temps, leur compagnon observe les monticules de pierre. Il s’agit d’Ulisse Aldrovandi, l’aristocrate-naturaliste, le fondateur du jardin botanique de Bologne, qui prépare un volume sur les minéraux et l’histoire naturelle de la terre qu’il appellera Museaum Metallicum. Il observe les concrétions et il y voit des simulacres de langues ou de jambes, comme les images de rivières qu’il reconnait aussi dans des plaques d’albâtre de Volterra, ou les formes de courges qu’il discerne dans les formations sableuses des ruisseaux d’Émilie-Romagne. Dans son livre il parlera aussi d’humains et de moutons changés en pierre ou de végétaux qui deviennent du calcaire. Il observe la barbe et le corps humides, luisants, fumants de Francesco, recouverts d’un voile gris et brillant. Il se demande s’il finirait par devenir roche, par devenir lui-même une concrétion en restant ici suffisamment longtemps, à se baigner. Ensuite il pourrait être extrait, et devenir un atlante dans l’une des grottes de Buontalenti.
Barbara les écoute d’une oreille distraite. Elle vient de remarquer que l’anneau d’argent qu’elle porte au petit doigt gauche est devenu noir, couvert d’une pellicule de sulfure d’argent en se combinant avec les composés minéraux dissouts dans l’eau.
Pendant ce temps, une cyanobactérie s’est déposée sur la bride de sa tong. Elle a vécu toute sa vie dans ce bassin. Cela fait déjà 6 heures, et dans quelques heures elle sera morte. Mais son espèce, elle, vit depuis des milliards d’années. Comme toutes les autres, elle capte du CO2, et rejette du O2, dans une grande valse d’oxygénation photosynthétique qui dure depuis plusieurs éternités, et qui a construit l’air que nos poumons respirent. Sur la surface synthétique, elle se gorge d’énergie solaire et arrache du carbone suspendu dans l’eau. Atome après atome, elle lui retire un peu de son acidité et un peu de sa capacité à garder dissout tout le calcium qu’elle contient. Autour de la bactérie, de minuscules cristaux d’aragonite se forment et viennent rejoindre tous les autres, au fond du bassin, formant sans cesse de nouvelles couches subtiles de roche, qui s’accumulent ici depuis des centaines de milliers d’années, et pour longtemps encore.
Barbara regarde la bactérie exécuter sa petite performance biogéochimique. Elle trouve ça très attendrissant. Elle ressent la même tendresse quand elle pense aux micro-organismes fantômes qui composent sa sandale en plastique. Ils ont des millions d’années, ils ont vécu au Carbonifère et puis ils sont morts et sont tombés au fond de lagunes tièdes, puis ont plongé sous terre et sont devenus le pétrole moyen-oriental et ensuite des paires de tongs italiennes.
Non loin, un autre architecte sort d’un bassin. Il s’appelle Leonardo Massimiliano de Vegni, il vient de Chianciano, la ville la plus proche. Il a souvent séjourné à Bagni San Filippo, où il a observé la façon qu’avait l’eau trouble de cette source de générer des moulages fidèles de feuilles mortes, reproduisant chaque nervure, avec finesse. Il se tient penché au-dessus d’un tonneau dans lequel s’écrasent des trombes chaudes. Elles percutent le fond et éclaboussent des moules en métal qui dessinent en creux des images de Christ, d’angelots, et se remplissant peu à peu de calcifications. Dans quelques mois elles seront devenues des bas-reliefs lisses, couleur ivoire, denses et luisants comme du marbre, qui iront rejoindre les façades des églises de la région, couvrant ces architectures sacrées de sédimentations ornementales. De Vegni lève la tête, il regarde le monstre hérissé de stalactites qui se dresse devant lui. Il pense à son plan fou, qu’il espère exécuter bientôt : placer une conduite au sommet du plus haut des monticules, pour détourner une partie des sources vers sa maison en pierre, aux confins du village. Il laissera ruisseler leurs eaux sur la façade pendant un an, et couche après couche, elle se couvrira de tapis de bactéries et d’algues, de coulures vertes et fauve, qui feront précipiter de la roche calcaire. Il créera une concrétion trouée de fenêtres et de portes, ou un autre monstre hérissé de stalactites, mais un monstre architectural. Les larmes aux yeux, il pense que c’est une révolution, un nouvel âge de l’architecture, que personne avant lui n’a jamais construit un bâtiment à partir d’un flux minéral. Il se dit qu’après sa maison, il construira toute une ville, qu’il la fera croitre, qu’il l’édifiera sans jamais arracher le moindre bloc à une carrière. Il attrape une brindille, puis commence à gratter la surface de la roche. Il dessine la façade de sa maison à coups de traits blancs tracés dans les algues vertes. Dans quelques jours, le dessin aura disparu, stratifié pour quelques millions d’années.
Le soir tombe, les baigneur·ses s’éloignent des monticules, ou se laissent couler au fond des bassins. Barbara se dirige vers son hôtel. Dans sa chambre, elle sent les effluves du soufre qui s’est lentement incrusté dans sa peau et se diffuse maintenant tout autour d’elle. Par la fenêtre, dans la pénombre, elle observe la maison d’en face, qui tombe en ruine et s’effrite. Par-dessus les moellons qui apparaissent çà et là, une sorte d’enduit étrange l’habille encore. Comme une épaisse croûte de pierre, continue et couverte de petites ondulations. Alors que le jour décline, Barbara ne distingue plus les contours nets du bâtiment. Elle est absorbée par cette peau qui ébauche des stalactites comme ceux des monticules des sources. Dans la lumière grisâtre, crépusculaire, elle voit apparaître devant elle la créature rêvée par de Vegni, prête à basculer dans la nuit – un monstre architectural, fruit d’une montagne bouillonnante, biogéochimique ★
Article publié dans le cadre d’un partenariat avec « La balnéaire ». L’exposition et la publication « La balnéaire » sont créées par Milena Charbit et l’agence d’architecture et d’urbanisme Concorde avec l’association Eileen Gray.Etoile de mer.Le Corbusier et le Centre des Monuments historique en partenariat avec Plan libre / Maison de l’architecture Occitanie-Pyrénées et le Fonds de dotation Quartus pour l’architecture.