Piéron, Benoît. 2023. Le Rayon. Installation sonore et vidéo composée d’une porte d’hôpital reconstituée avec un système de rétroprojection. Vue d’exposition, Exposé·es, Benoit Piéron – Palais de Tokyo (17/02/2023 – 14/05/2023). Photo : Aurélien Mole
Piéron, Benoît. 2011. Le Lit (détail). Impression sur twill de soie et mousseline de soie déperlante, bobines de fil, mercerie, couette, matelas, oreillers, céramique émaillée, aiguilles hypodermiques, métal, bois, punaises, gouttières, guirlande électrique, grille-pain, thermoplongeur, café, thé, poires au sirop d’érable, collation. 230× 175×210cm. Photo : Marc Domage ©
Piéron, Benoît. 2011. Le Lit. Vue d’exposition : Les Formes du transfert, Magasins Généraux, Pantin. Photo : Fabrice Seixas © Fondation d’entreprise Hermès, 2022.
Piéron, Benoît. 2011. Le Lit. Photo : Marc Domage © Fondation d’entreprise Hermès, 2013
Piéron, Benoît. 2022. Paravent. Patchwork en draps reformés des hôpitaux, cloison d’intimité d’hôpital. 155× 183×40cm. Vue de l’exposition « Horizones », 23e Prix Fondation Pernod Ricard, Paris, 2022. Photo : Aurélien Mole. Courtesy de l’artiste et Sultana

WHAT’S IN MY ROOM ?

Alexis de Bonis est commissaire d’exposition indépendant. En 2023, il rejoint Shmorévaz – espace d’art indépendant situé dans une ancienne boutique de chaussures à Paris. Adoptant une approche interdisciplinaire, il combine réflexion théorique et expériences sensibles pour explorer les dynamiques de pouvoir à l’intersection de l’intime et du politique. Ses recherches actuelles s’intéressent au journal intime et à la manière dont se construit une mémoire à la fois individuelle et collective (★★★)

« Je rêve d’un espace commun, peut-être cloisonné, peut-être seulement dos à dos et chacun tourné vers une fenêtre (toi côté campagne et moi côté ville ?), deux chambres parallèles irriguées par une semblable densité lumineuse, un air et des microbes communs, ne faisant que partager les repas et le sommeil, et nous séparant chacun vers notre ouvrage, qui aimerait être le filigrane de l’autre… »1, écrivait Hervé Guibert dans une lettre adressée à l’auteur belge Eugène Savitzkaya. Au fil de leurs échanges, Guibert avoue le désirer au travers de son écriture. Il invente un espace où ils pourraient se retrouver, il esquisse les contours d’une chambre, propice au partage d’une expérience sensorielle, émotive et physique. Les « quatre murs, le plafond, le plancher, la porte et la fenêtre structurant la matérialité »2 de ce lieu ne parviennent pas tout de suite à être identifiés. Il rend compte de l’expérience de la chambre huis clos et construit « une boîte, réelle et imaginaire »3. Ce qui mène Guibert dans cette chambre, c’est la volonté d’être proche de l’être désiré, l’envie de se sentir à l’étroit avec l’autre. L’envie d’écrire et de partager un oreiller.

En février 2023, je croise de nouveau le chemin de Guibert, au Palais de Tokyo lors de l’exposition Exposé·es inspirée de l’essai Ce que le sida m’a fait4 d’Élisabeth Lebovici. Les œuvres présentées montrent comment l’épidémie du VIH/ sida a ouvert une perspective politique, sociale et esthétique. Dans une salle, une vidéo de Guibert ; je le retrouve de nouveau dans une chambre. Cette fois-ci, je parviens à la distinguer plus clairement : du carrelage blanc, un fauteuil marron aux accoudoirs en métal. Il est assis, la manche gauche relevée. Des claquements de talons résonnent ; au-dessus des genoux qui s’approchent, une blouse. Guibert annonce qu’il doit « désormais vivre avec ce sang dénudé, exposé à toute heure dans les transports publics et dans la rue quand il marche »5. La frontière entre le lieu du moi et le lieu des autres est clivée, ce nouvel espace est inconfortable. D’ailleurs, dans Espèces d’espaces, Georges Perec qualifie les couloirs du métro comme « inhabitables » et il ajoute à cela « les bains-douches, les hangars, les parkings, les centres de tri, les guichets, les chambres d’hôtel »6. Ces lieux, faits de passages et conçus selon une logique fonctionnelle et normée, ne suscitent pas la sensation du familier. Ils sont destinés à être fréquentés et utilisés par le plus grand nombre. Ils ont la capacité d’effacer la présence de celleux qui y passent, que ce soit pour un instant, quelques heures ou, au plus, quelques nuits. Ces espaces ne garantissent pas de frontière entre le public et le privé : ils anonmisent, ne créent pas de véritable « chez soi » et il est difficile de leur conférer une charge affective. L’hôpital pourrait s’ajouter à l’énumération de Perec, un bâtiment pensé pour être traversé. Traversé par les personnes qui s’y arrêtent un moment, et tout comme les peaux traversées par la curiosité des rayons, « il y a un regard pour voir vos paupières fermées »7.

L’hôpital se déploie dans des espaces d’entre-deux, des espaces autres. L’installation Le Rayon (2023) de Benoît Piéron, présentée au Palais de Tokyo non loin de la vidéo d’Hervé Guibert, explore justement cet interstice, ce seuil entre intériorité et extériorité. Reprenant une porte de chambre d’hôpital, elle laisse entrevoir, à travers la petite fenêtre, le passage d’ombres. Par le bas de la porte s’échappent des sons et une lumière aux tonalités pastel, changeante et éclatante. Parmi les ombres qui défilent, certaines finissent par entrer et cela à plusieurs reprises, de jour comme de nuit. Certaines apportent les repas, d’autres des gélules en gélatine et les plus gourmandes ressortent avec des tubes de sang. Dans cette chambre, on y mange, on s’y lave, on s’y habille, on y exécute des gestes s’apparentant à la domesticité. Cependant toute cette chorégraphie a une unité de lieu, l’action se déroule à un seul endroit: la chambre. Contrairement aux espaces dits « habitables », conçus avec des aménagements spécifiques pour répondre à chaque besoin, la chambre d’hôpital ne présente aucune division spatiale. Si les critères architecturaux définissent en partie l’expérience de l’habiter, celle-ci est également enrichie et diversifiée par un autre facteur : le temps passé dans un lieu, qui influe sur la manière dont il est vécu et approprié. Le travail de Piéron est étroitement lié à ses séjours à l’hôpital et à, comme il les nomme, ses « maladies de compagnie ». Côtoyant l’écosystème hospitalier depuis son enfance, il a façonné la manière dont il perçoit, comprend et s’oriente dans cet espace. Piéron établit une manière d’être en transformant ce lieu. Pour cela, il cultive son imagination ainsi que des gestes minutieux et méditatifs comme le jardinage et la couture.

Avec sa rêverie, il analyse le paysage dans toutes ses dimensions, même dans un espace aussi confiné et petit soit-il. Piéron dévoile et fait éclore des potentialités inconnues. Il réussit à révéler l’impalpable, il déploie une nouvelle géographie du sensible et se place au centre d’une expérience poétique et multisensorielle. Il propose une nouvelle alternative à l’acte d’habiter. Comment construire un chez-soi et sauvegarder son intimité dans un espace imposant une fonction prédéfinie ? Autrement dit, à quoi ressemble la chambre de Benoît Piéron ?

Il existe un point de rendez-vous entre la réalité et la fiction, un lieu qui réconforte et concrétise les désirs. Vous le reconnaîtrez lorsque deux tasses rouges, posées sur un rebord, courberont leur anse en votre direction, prête à être saisie. Elles accueillent les voyageur·ses en transit, les vagabond·es et les arpenteur·ses. Derrière ces deux tasses, des voiles en soie kaléidoscopiques sont tendues à des mâts de bobines de fils colorés, vermeils, absinthe et azur. Des guirlandes lumineuses s’étirent en haut de ces quatre hautes quenouilles, ces petites comètes guident les somnambules du grand jour. Vous remarquerez ensuite, à l’intérieur, un matelas qui amortit les chutes. Les couleurs acidulées des draps qui l’enrobent donneront à votre peau l’envie d’y goûter. C’est alors dans cette parcelle cotonneuse que vous laisserez votre corps s’engloutir et s’offrir au repos. Benoît Piéron a confectionné ce vaisseau et c’est depuis ce refuge aux allures de Lit (2011) qu’il survole la terre ferme. Heidegger prendrait sûrement plaisir à s’allonger ici. Dans Ontologie Herméneutique de la factivité, il entreprend une description située et éprouvée des objets. Il met en évidence deux façons de voir et d’interagir avec les objets dans les espaces de vie. Tout d’abord, Le Lit peut être perçu comme « une chose dans l’espace — une chose spatiale »8 mais cela limiterait sa réalité. Pour Heidegger, ce que nous faisons du Lit, ou ce qu’il nous permet de faire, est ce qui illustre entièrement son essence. Piéron souscrit pleinement à cette approche phénoménologique, les habitant·es du Lit sont celleux qui permettent à ce dernier d’être entièrement ce qu’il est. En effet, l’architecture du Lit s’organise selon les envies de cellui qui y loge. L’ensemble des objets peuplant Le Lit, leurs agencements et leurs interactions offrent des possibilités de se dégager de l’espace clos qui le retient. Les conditions environnementales de la chambre dans laquelle il se trouve sont modulées, apprivoisées, la tente en patchwork adoucit et tamise la lumière blanche des plafonniers qui la traverse, « l’air s’y volatilise en bonté d’air, l’eau en clarté d’eau »9. Il crée sa propre météorologie, pour reprendre l’expression de Piéron. Au sommet de la tente, en guise de figure de proue, un attrape-rêves confectionné en mousseline. Il retient les mauvais esprits et éloigne les mauvais sorts. Ce filet d’envoûtement préserve la rêverie. Les sens et la perception sont au centre de l’expérience de l’habitant·e du Lit.

La question de l’orientation du corps dans l’espace et le temps est aussi centrale. Le passage des heures à l’intérieur de la chambre d’hôpital relève de la sensation. Rappelant la théorie de Bergson de la décorrélation entre l’unité physique du temps et le temps vécu, les motifs sur le drap se répètent et se démultiplient, « tous les cadres craquent »10, les uns et les autres fusionnent. Les événements sont vécus comme motifs : ils se déroulent dans le présent, puis ils infusent et s’emboîtent dans le passé. La chrono-normativité, pouvant être définie comme une échelle temporelle disciplinée répondant à des logiques de reproduction, de productivité, de planification et de stabilité, se voit refusée pour le désir de vivre autrement. Le positionnement du corps dans un espace donné a lui aussi son importance dans le fait d’habiter. « Les moments de désorientations sont vitaux »11 ; c’est d’ailleurs ce que Benoît Piéron m’a raconté : il partait en randonnée équipé de « sa boussole de désorientation » et, bien qu’il se perdait, il finissait toujours par arriver quelque part. Il faut négocier entre le familier et le non-familier pour créer de nouvelles impressions. Le familier résulte du fait d’habiter, les actions menées sur un lieu modèlent le sentiment de familiarité que nous avons sur ce dernier.

En pensant la présence, l’habitat et le chez-soi à partir de relations directes entre le corps et l’espace, Benoît Piéron déplace les cadres imposés et invente de nouvelles manières d’habiter. Par le jeu de l’orientation et de la temporalité, il parvient à ouvrir, au sein même de lieux contraints, des espaces imaginaires autonomes. Ces espaces ne sont pas des fuites hors du réel, mais des prolongements sensibles qui transforment l’expérience vécue en un territoire poétique. La chambre dévoile une cosmogonie intime qui réinvente le quotidien, déploie d’autres possibles et redonne au corps sa capacité à créer du sens ★

  1. Guibert, Hervé. 1982. Lettre à un frère d’écriture. Minuit n°49. ↩︎
  2. Perrot, Michelle. 2009. Histoire de chambres. Seuil. P. 9. ↩︎
  3. Ibid. ↩︎
  4. Lebovici, Élisabeth. 2017. Ce que le sida m’a fait. Art et activisme à la fin du XX e siècle. JRP Ringier/Maison Rouge. ↩︎
  5. Guibert, Hervé. 1992. La pudeur ou l’impudeur. Banco Production. Film de 62 minutes. ↩︎
  6.  Perec, Georges. 2000. 1re édition en 1974. Espèces d’espaces. Galilée. P. 176. ↩︎
  7. Foucault, Michel. 2019. Le corps utopique, les hétérotopies. Lignes. P. 19. ↩︎
  8. Heidegger, Martin. 2012. Ontologie Herméneutique de la factivité. Gallimard. P. 68. ↩︎
  9. Chaillou, Michel. 1976. Le sentiment géographique. Gallimard. P. 19. ↩︎
  10.  Bergson, Henri. 1984. Évolution créatrice. Presses Universitaires de France. P. 490. ↩︎
  11.  Ahmed, Sara. 2006. Queer Phenomenology : Orientations, Objects, Others. Duke University Press. P. 158. Traduction personnelle. ↩︎
Piéron, Benoît. 2023. Le Rayon. Installation sonore et vidéo composée d’une porte d’hôpital reconstituée avec un système de rétroprojection. Vue d’exposition, Exposé·es, Benoit Piéron – Palais de Tokyo (17/02/2023 – 14/05/2023). Photo : Aurélien Mole
Piéron, Benoît. 2011. Le Lit (détail). Impression sur twill de soie et mousseline de soie déperlante, bobines de fil, mercerie, couette, matelas, oreillers, céramique émaillée, aiguilles hypodermiques, métal, bois, punaises, gouttières, guirlande électrique, grille-pain, thermoplongeur, café, thé, poires au sirop d’érable, collation. 230× 175×210cm. Photo : Marc Domage ©
Piéron, Benoît. 2011. Le Lit. Vue d’exposition : Les Formes du transfert, Magasins Généraux, Pantin. Photo : Fabrice Seixas © Fondation d’entreprise Hermès, 2022.
Piéron, Benoît. 2011. Le Lit. Photo : Marc Domage © Fondation d’entreprise Hermès, 2013
Piéron, Benoît. 2022. Paravent. Patchwork en draps reformés des hôpitaux, cloison d’intimité d’hôpital. 155× 183×40cm. Vue de l’exposition « Horizones », 23e Prix Fondation Pernod Ricard, Paris, 2022. Photo : Aurélien Mole. Courtesy de l’artiste et Sultana
Cet article a été imprimé dans le numéro ci-dessous,
il n’est plus en accès libre