Jérôme Gaillardet est géochimiste, professeur à l’Institut de Physique du Globe de Paris, co-responsable de l’infrastructure OZCAR (Observatoires de la Zone Critique, Applications et Recherche). Ses travaux mobilisent le concept de zone critique pour promouvoir une interdisciplinarité large sur la question de l’anthropocène (★★★)
En contrebas de La cuisine, centre d’art de Nègrepelisse, s’étend un parc de récréation que les habitants de la ville nomment l’île parce qu’un canal de dérivation construit pour alimenter un moulin aujourd’hui abandonné a individualisé ce bout de terre le long de la rivière Aveyron. C’est là que dans les journées de plus en plus chaudes d’été les habitants viennent passer le temps.
Ce temps, il s’écoule aussi dans l’Aveyron. Si l’on considère que 270 km séparent Nègrepelisse du Causse de Sévérac-le-Château, et que l’eau s’écoule à la vitesse d’un mètre par seconde, on pourrait croire que quelques jours suffisent pour que la pluie du Causse soit canalisée jusqu’ici. Les scientifiques savent que ce voyage prend en vérité plusieurs années ou dizaines d’années. C’est que l’Aveyron ne se borne pas à être ce que nous voudrions qu’il soit : un canal.
Les branches, feuilles mortes et autres débris de plastique abandonnés à quelques mètres de hauteur dans les peupliers de la rive témoignent de la violence de la dernière inondation de l’hiver 2021. Lors de ces épisodes de fortes précipitations, la rivière prend une couleur brune que lui donnent les matières en suspension et particules qu’elle transporte. En forant à la tarière sur la rive, on plonge dans l’histoire récente de ces sédiments, de ces sables et limons déposés patiemment de crues en crues. Des lits sombres, plus argileux, alternent avec des lits clairs et plus sableux dans lesquels de fines paillettes minérales brillent au soleil. Ce sont des micas blancs dont la carte géologique dit qu’ils existent dans les roches granitiques et métamorphiques de la retombée du Massif Central. L’eau du fleuve transporte ces matériaux qu’elle a sapés des pentes sur lesquelles elle a coulé. Mais l’eau ne fait pas que les transporter. Elle les a engendrés.
Lorsqu’il pleut, l’eau ne ruisselle pas. Utilisée par les végétaux qui la transpirent et la restituent en grande partie à l’atmosphère, elle s’insinue, s’infiltre pour disparaître et continuer son chemin dans un milieu poreux que nous appelons grossièrement le sol ou le sous-sol lorsqu’il devient plus compact et quasi imperméable. En s’infiltrant, l’eau ralentit, avale les gaz qu’elle rencontre, et en particulier le gaz carbonique que les millions de bactéries, champignons qui peuplent le sol et les racines fabriquent par leur respiration. Cette association de gaz carbonique et d’eau induit une transformation de l’eau qui devient acide, et redoutablement agressive vis-à-vis des minéraux des roches qu’elle envahit. Peu de minéraux résistent à cette corrosion de l’eau, à part peut-être les grains de quartz et les micas blancs de nos limons. Les autres se dissolvent à jamais ou sont transformés en d’autres minéraux, plus fins, moins bien cristallisés : une poussière qui fait la terre sur laquelle nous cultivons. Les calcaires du Causse se dissolvent et abandonnent les cavités karstiques que nous nommons grottes ou galeries souterraines. Ces réactions chimiques complexes, qui associent les vivants, se déroulent de manière invisible mais perpétuelle à quelques centimètres sous la surface du sol ou à plusieurs kilomètres de profondeur parfois, partout où l’eau venue du ciel a réussi à se frayer un passage dans cette zone poreuse de la planète que les scientifiques ont récemment pris l’habitude d’appeler la zone critique. Critique veut d’une part dire que cette zone où vivants et non-vivants collaborent est une des zones essentielles au fonctionnement géologique du système Terre, et d’autre part qu’elle est la zone habitable de la Terre, dont il faut prendre soin.
Mais l’Aveyron ne fait pas que transporter des sédiments lors de ses colères. Même lors des journées les plus calmes des étés secs, ses eaux claires transportent des molécules invisibles (dissoutes) que seuls un prélèvement et une analyse chimique en laboratoire peuvent révéler. Ce sont des « sels minéraux » qui sont les témoins des réactions souterraines qui transforment les roches du Massif Central en des sols cultivables ou qui sculptent les grottes qui furent des refuges pour les humains. Chaque sel, chaque ion, invisible, raconte l’histoire récente de l’Aveyron et témoigne des transformations chimiques de son bassin versant. Le calcium parle des Causses, le sodium des montagnes cristallines du Massif Central et de ses volcans, le magnésium des gorges de l’Aveyron. Mais à y regarder de près, les principaux traceurs silencieux que la rivière transporte sont liés aux humains. Ils s’appellent nitrate, chlorure, ammonium, phosphore, nanoparticule de plastique et autres molécules chimiques organiques fabriquées dans des usines et répandues sur nos sols. Ils sont la part anthropique de ce que la rivière évacue vers l’océan. Ils signent l’Anthropocène, au même titre que les bouts de polystyrène ou de briques que l’on peut trouver dans les peupliers rincés par la dernière crue.
Tout est connecté disait Humboldt au 19e siècle. L’Aveyron en est le témoin vivant et s’il pouvait nous parler il dirait sans doute qu’il est bien plus que ce canal utile à l’irrigation des plaines alluviales de la région montalbanaise. Il est la convergence d’une infinité de filets d’eau évaporée, transformée par des vivants, teintée des réactions chimiques qu’elle a induite dans son inexorable cheminement vers l’océan, sapant et sculptant les paysages avec une infinie lenteur pour le temps des Modernes mais avec une grande rapidité pour la planète. Autour de Nègrepelisse l’étagement de la large vallée de l’Aveyron en terrasses atteste des déluges que les changements climatiques du Quaternaire, d’origine astronomique, ont provoqué. Chaque période de réchauffement climatique a provoqué l’enfoncement de la rivière dans ses alluvions. Aujourd’hui sur la plage de l’île de Nègrepelisse, les galets déposés il y a 17 000 ans lors de la dernière débâcle sont exhumés par le surcreusement de la rivière et les aménagements pour la reproduction des poissons et l’usine hydroélectrique voisine. Ce n’est plus le mouvement des astres qui régule le paysage de l’Aveyron mais bien les activités humaines. L’Aveyron est une zone critique de l’Anthropocène ★