Isabelle Baraud-Serfaty est directrice d’Ibicity, une structure de conseil en économie urbaine qu’elle a créée en 2010, et enseignante à Sciences Po au sein du Master Stratégies Territoriales et Urbaines. Dans son ouvrage Trottoirs ! Une approche économique, historique et flâneuse, paru en 2023, elle analyse ce qui se joue à travers les trottoirs, ces espaces entre public et privé de plus en plus convoités (★★★)
« Collection de costumes dessinés d’après nature par Carle Vernet ». Acquis par le Musée Carnavalet en 1881. Licence Creative Commons Zero (CCØ). Les rues d’avant le trottoir étaient très sales.
« Passez payez » était la devise des décrotteurs parisiens, qui aidaient les dames élégantes à traverser les rues avec des planches et moyennant rémunération
Le trottoir est largement absent de la pensée urbaine en France. Il est certes une composante de l’espace public, qui, parce qu’il est porteur des valeurs de citoyenneté et du vivre ensemble, est au cœur de la pratique des urbanistes français·es. Mais, même si celleux-ci en dessinent, iels emploient très peu le mot « trottoir » et ce n’est pas l’objet à partir duquel iels pensent la ville. Dans son ouvrage de référence The death and life of great american cities, la grande urbaniste américaine Jane Jacobs consacre trois chapitres spécifiques au trottoir. Mais dans l’édition française (Survie et déclin des grandes villes américaines1), le mot « sidewalk » est traduit par le mot « rue ». Or, s’intéresser spécifiquement au trottoir permet un léger décalage qui engage une pratique renouvelée de cet espace, et donc de la ville. D’abord, parce que resserrer la focale sur cette partie de la rue qui n’est pas la chaussée, permet de s’intéresser à sa dimension immobile, statique, plus qu’à sa dimension de mobilité. Ensuite, parce que le terme « trottoir » assume son ambiguïté juridique, alors qu’« espace public » préjuge d’un statut juridique qu’il n’a pas toujours : de plus en plus de rues sont de propriété privée. Enfin, parce que le trottoir est de plus en plus convoité sous l’effet des transitions écologique, numérique, sociétale, et qu’il devient ainsi l’espace avec le plus de valeur dans les villes, ce qui pose la question de son appropriation. Cet article, qui s’appuie sur le livre Trottoirs ! Une approche économique, historique et flâneuse2, propose de revenir sur trois périodes qui permettent de comprendre comment cet objet, parce qu’il est fondamentalement un entre-deux, notamment entre public et privé, incarne les évolutions de la fabrique urbaine et des usages de la ville.
ANTIQUITÉ ROMAINE
Le trottoir comme infrastructure des villes
De quand datent les trottoirs ? Les lecteur·ices qui sont allé·es à Pompéi se souviendront avoir marché dessus. Les trottoirs existaient plus largement dans les villes de l’Antiquité romaine. 2 000 ans après, ils sont l’une des principales infrastructures qui subsistent de cette période. Ils mesuraient souvent plus de 30 centimètres de haut et servaient à évacuer les eaux d’orage, à approvisionner les fontaines, et aussi à protéger le·la promeneur·se ou le·la chaland·e des chars et charrettes. Car, déjà, les rues étaient très encombrées, par les hommes et quelques femmes (esclaves publics et privés, hommes libres…), les véhicules (chars, chariots transportant les vestales ou les flamines3, voitures transportant des matériaux, etc.) et les animaux (chameaux, chiens, porcs, mais aussi sangliers, ours, panthères, lions — leur présence était liée au succès des spectacles de l’amphithéâtre4). En latin, « trottoir » se dit d’ailleurs crepido ou semitae crepido (parfois seulement seemita) et renvoie ainsi directement à la figure du·de la piéton·ne puisqu’une crepida est une sandale d’origine grecque (qu’on retrouve dans l’expression ne sutor, supra crepidam : que le·la cordonnier·e ne juge pas au-dessus de la crépide — à chacun·e son métier !5). Qu’il s’agisse de l’entretien, du « libre usage », de l’hygiène et de la sécurité des rues et des trottoirs, les textes de lois étaient nombreux, avec des précisions qui rendent leur lecture amusante. Par exemple, à Rome, la chute d’objets ou de liquides depuis le haut des maisons (vases, pots de fleurs, fenêtre utilisée comme un vide-ordures, etc.) semble avoir été un fléau répandu qui menaçait les passant·es. Les dispositions juridiques variaient selon la victime (homme libre, esclave, etc.), les conséquences de la chute (mort, cicatrices, habits déchirés ou gâtés, etc.) et la personne à l’origine de la chute volontaire ou involontaire de l’objet (propriétaire ou locataire, fils de famille, esclave, affranchi·e, femme, etc.). Sans rentrer dans l’ensemble des dispositifs juridiques, trois points doivent être soulignés en lien avec les enjeux actuels du trottoir.
Le premier point est que, comme aujourd’hui, certaines occupations du trottoir par les non-riverain·es étaient autorisées et contrôlées, tandis que d’autres constituaient un accaparement abusif, au point que l’empereur Domitien dut ainsi réprimer l’utilisation anarchique des rues par les commerçant·es. Le deuxième point est que, à cette époque, « seul le critère de l’usage [permettait] de définir une catégorie d’espace dont l’accessibilité — impliquant la sécurité — [devait] être garantie 6» — des critères juridiques comme la propriété du sol n’étaient pas pris en compte. Concernant par exemple les accidents causés par la chute d’objets, les juristes avaient créé « une catégorie empirique de “lieux par lesquels tout le monde passe”, qui [regroupait] toutes les voies de circulation en milieu construit, quel que soit leur statut, public ou privé »7, et qui pouvait même englober les cours d’immeubles. De même, le fait que les trottoirs aient été occupés par des commerçant·es ambulant·es, alors qu’ils étaient aménagés et entretenus par les riverain·es ou à leurs frais, milite pour le caractère public du trottoir. Le troisième point est la porosité entre l’espace public et l’espace privé. Les riverain·es considéraient souvent le trottoir comme une extension de leur espace privé, à l’image des escaliers aménagés sur le trottoir dans les villages du Fayoum, ou encore des perrons surélevés qui, à Pompéi, permettaient parfois un accès plus monumental à la demeure. De même, les banquettes le long des maisons « [constituaient] une projection explicite de l’espace privé sur l’espace public »8.
« Ces aménagements ostentatoires manifestent aux yeux de tous la capacité de la maison à remplir des fonctions publiques, qui constitue un trait typique de la demeure des notables à la fin de la République. Le même rôle est joué, de façon plus discrète, par des revêtements de sol, en particulier lorsqu’ils font écho aux revêtements intérieurs. »
Saliou, Catherine. 1999. « Les trottoirs de Pompéi : une première approche ».
Une ambiguïté analogue concernait les portiques. En tant qu’espace de circulation ouvert et de ce fait rattaché à la rue, le portique était-il un espace public ? Ou bien correspondait-il au seuil de la maison et de ce fait rattaché à la rue ? La même question se pose, dans les villages du Fayoum, concernant les escaliers de façade évoqués plus haut, puisqu’ils consti- tuaient des « points de contact et de transition entre l’espace domestique et l’espace public », et aussi concernant les allées qui permettaient l’accès aux maisons situées au cœur d’un îlot9.
Ces exemples montrent que, pendant l’Antiquité comme aujourd’hui, le trottoir a toujours eu un statut intermédiaire entre le domaine public et l’espace privé :
« Tout en permettant la circulation des piétons le long de la chaussée, le trottoir assume plusieurs autres fonctions qui en font le lieu d’une rencontre dialectique entre sphère privée et domaine public, et parfois une véritable aire d’activité. […] Les rapports entre espace privé et espace public ne sauraient être réduits à une opposition figée et intangible, mais s’organisent selon un chromatisme complexe, en un camaïeu allant de l’intimité jalousement préservée à la totale publicité par toute une série de gradations dont la juxtaposition constitue le chatoiement de l’espace urbain. C’est ainsi que le trottoir, espace public, est confié à la responsabilité des propriétaires riverains, comme le montrent la projection des limites parcellaires sur le trottoir et la segmentation de sa facture et de son décor. Toutefois, le degré d’autonomie des riverains dans la construction des trottoirs varie en fonction des quartiers, des rues, des programmes. »
Saliou, Catherine. 1999. « Les trottoirs de Pompéi : une première approche ».
L’éruption du Vésuve en 79 après Jésus-Christ ensevelit les trottoirs de Pompéi. Les trottoirs disparaissent ensuite des villes européennes, et c’est seulement en 1666, après le Grand Incendie de Londres, qu’ils font leur réapparition, à Londres.
FRANCE, MILIEU DU 19ᵉ SIÈCLE
La généralisation des trottoirs grâce au financement des municipalités
En France, les premiers trottoirs apparaissent en 1781, rue de l’Odéon à Paris, devant les boutiques de luxe près du théâtre, mais ils ne se généralisent que des décennies après. 1781 est d’ailleurs l’année où Louis-Sébastien Mercier publie Le Tableau de Paris, où il décrit combien les rues d’alors étaient très sales, au point que des « décrotteurs » devaient aider les dames élégantes à traverser les ries avec des planches et moyennant rémunération : on les appelait les « passez payez » (FIG.0). Durant toute la première moitié du 19ᵉ siècle, plusieurs figures (notamment l’ecclésiastique Arthur Dillon, le préfet de la Seine Chabrol de Volvic, le Comte de Laborde) militeront pour la création des trottoirs. Si leur développement progressif est une réponse à la saleté et à l’encombrement des rues, il est aussi largement lié à une autre innovation majeure qui a lieu à la même époque : la création des « réseaux », d’égouts, d’eau, de gaz, etc. Ceux-ci marquent le passage de solutions individuelles (pour rejeter ses eaux usées, s’alimenter en eau, s’éclairer ou se chauffer) à des solutions collectives. Le développement des trottoirs et des réseaux urbains se fait de manière articulée, avec une coïncidence qui est à la fois technique (les réseaux, au moins certains, ont besoin des trottoirs) et temporelle.
En juin 184510, une « loi concernant la répartition des frais de construction des trottoirs » est votée. Elle est souvent considérée comme la loi qui rend obligatoire la construction des trottoirs dans toutes les villes de France11 — même si de fait elle ne concerne que le cas où les trottoirs sont considérés d’utilité publique par la commune.
« Art. 1er. Dans les rues et places dont les plans d’alignement ont été arrêtés par ordonnances royales, et où, sur la demande des conseils muni- cipaux, l’établissement de trottoirs sera reconnu d’utilité publique, la dépense de construction des trottoirs sera répartie entre les communes et les propriétaires riverains, dans les proportions et après l’accomplissement des formalités détermi- nées par les articles suivants. La délibération du conseil municipal qui provoquera la déclaration d’utilité publique désignera en même temps les rues et places où les trottoirs seront établis, arrêtera le devis des travaux, selon les matériaux entre lesquels les propriétaires auront été autorisés à faire un choix, et répartira la dépense entre la commune et les propriétaires. La portion à la charge de la commune ne pourra être inférieure à la moitié de la dépense totale. Il sera procédé à une enquête de commodo et incommodo. Une ordonnance du roi statuera définitivement, tant sur l’utilité publique que sur les autres objets compris dans la délibération du conseil municipal. La portion de la dépense à la charge des propriétaires sera recouvrée dans la forme déterminée par l’art. 28 de la loi de finances du 25 juin 1841. Il n’est pas dérogé aux usages en vertu desquels les frais de construction des trottoirs seraient à la charge des propriétaires riverains, soit en totalité, soit dans une proportion supérieure à la moitié de la dépense totale. »
Loi concernant la répartition des frais de construction des trottoirs, 11 juin 184512.
Il est significatif que la loi qui est considérée comme le point de départ de la généralisation des trottoirs soit une loi sur leur financement, en lien avec une argumentation sur leur valeur. Dès 1802, Arthur Dillon, l’évêque (ou abbé) qui réclamait des trottoirs, comparait déjà le coût de leur construction pour les Parisien·nes, avec l’économie de chaussures que cela leur procurerait : « deux paires de souliers seraient l’épargne que l’établissement des trottoirs produirait dans la dépense d’un habitant de Paris »13. La valeur des trottoirs avait également été évoquée pour défendre le fait que la loi de 1845 mettait à contribution l’ensemble des propriétaires riverain·es, quelle que soit leur fortune.
« [Le trottoir est une] incontestable amélioration, non seulement au point de vue de la sécurité publique, mais encore au point de vue de l’économie de la chaussure, ce qui n’est pas une considération sans importance pour la grande majorité de la population. Les moins intéressés à l’établissement des trottoirs, ce sont les propriétaires les plus riches, car ceux-là vont rarement à pied. »
De Girardin, Émile, directeur de publication. 26 avril 1845. La Presse14.
Le « retour sur investissement» des trottoirs était aussi apprécié du point de vue de la municipalité.
« Les progrès du pavage depuis quelques années, l’établissement des trottoirs combinés avec un bon système d’égouts, sont des travaux modestes qui ont contribué autant et plus que certains travaux d’art à l’embellissement de la capitale; et si, par miracle, Philippe-Auguste se promenait aujourd’hui sur ces chaussées luisantes qui dans les beaux jours scintillent au soleil, il ne trouverait pas qu’on eût dépensé trop d’argent pour remédier aux pueurs de Lutèce. »
Cochut, André. 1845. « Le budget de la ville de Paris », Revue des deux mondes15.
Si la réalisation de nouveaux trottoirs a été possible, c’est bien parce que les appels à créer des trottoirs furent ainsi accompagnés d’une réflexion sur leur mode de financement et de mesures administratives pour inciter les riverain·es à adopter, et financer, ce système.
« Que dit la commission ? Qu’il y a à la fois avantage public et privé dans l’établissement des trottoirs ; que le propriétaire y gagnant comme la commune, il est juste que la dépense de la construction soit partagée entre eux. »
Extrait des débats lors du vote de la loi concernant la répartition des frais de construction des trottoirs, 11 juin 1845. 16
Dans ses Mémoires, le baron Haussmann, devenu préfet de Paris huit ans après la loi de 1845, s’enorgueillit d’avoir favorisé le développement des trottoirs en réduisant, de la moitié au tiers, la part des trottoirs payée par les riverain·es.
« Quant aux trottoirs, à peu près inconnus jusqu’en 1845, une Loi du 7 juin de cette année a mis, par moitié, la dépense motivée par leur établissement,
à la charge de la Ville et des propriétaires riverains. Pour amener ces derniers à accepter le dallage en granit ou la couverture en aires bitumées de ces voies latérales, au lieu du pavage réglementaire pur et simple pratiqué dans le principe, mon administra- tion alloua des primes réduisant leur contingent
de la moitié de la dépense, au tiers, en moyenne. »
Baron Haussmann. 1893. Mémoires.
Cela fut toutefois manifestement insuffisant : souvent, les trottoirs n’étaient pas construits de manière continue, ce qui compromettait leur utilité. D’où la proposition en 1876 de mettre davantage à contribution les propriétaires riverain·es :
« Jamais les loyers de Paris n’ont été si chers qu’ils ne le sont. Donc, jamais les propriétaires de maisons n’ont eu moins de motifs d’ajourner une dépense qui peut leur être justement et légalement imposée au nom de l’utilité publique. »
Guillaume, Emile. 1899. Traité pratique de la voirie urbaine. Paris : Paul Dupont.
Preuve qu’à cent cinquante ans d’écart, il est toujours question de trottoirs non praticables et de loyers trop élevés ! Ce détour historique sur les gains de trottoir montre que le financement des trottoirs est progressivement passé d’un financement par le·la riverain·e à un financement par la collectivité, avec entre les deux des formules mixtes, et selon des modalités qui ont varié selon les époques, selon les villes ou les villages.
Le mode de financement français a donc pendant longtemps contrasté avec celui qui existait à Londres depuis le Westminster Paving Act de 1762 : les trottoirs étaient financés par la collectivité, qui elle-même se finançait par une taxe prélevée sur les propriétaires et un surpéage à certaines barrières d’octroi.
Cette question du financement individuel ou collectif des trottoirs était déjà présente à Pompéi, comme le montre la carte du tracé de ses rues. En effet, cette carte, qui fait figurer en couleur l’emplacement d’un certain nombre de trottoirs, ne représente pas tous les trottoirs, mais uniquement ceux dits « homogènes », c’est-à-dire qui sont identiques d’un bout à l’autre de la rue, par opposition aux trot- toirs discontinus (le bout de trottoir devant une façade va être différent du trottoir devant le bout de façade [d’à côté]). Elle permet ainsi de déduire si le trottoir a été réalisé par les rive- rain·es ou bien par une instance collective dans le cadre d’un programme d’ensemble. Opération d’ensemble versus somme d’opérations individuelles, cette réflexion est depuis toujours le cœur même de l’urbanisme.
AUJOURD’HUI
De nouvelles modalités de financement ?
Qu’il s’agisse de l’époque antique ou du 19e siècle, l’histoire des trottoirs montre que deux questions sont structurantes : celle du financement des trottoirs, par une instance collective ou individuelle (le·la riverain·e), et celle de la valeur du trottoir. Or aujourd’hui, le trottoir a d’autant plus de valeur qu’il est de plus en plus convoité, par de plus en plus d’opérateur·ices, en lien avec l’évolution des mobilités et les transitions numériques et écologiques. Par exemple, les trottinettes en libre-service ont besoin du trottoir pour s’y garer. De même les livreur·ses Amazon ou Deliveroo ont besoin du trottoir pour pousser leur chariot de livraison ou leur vélo jusque devant les portes des maisons, et stationner momentanément leurs camionnettes. Le trottoir accueille aussi les arbres, les végétaux, les fontaines rafraîchissantes, les ombrières, qui permettent d’adapter les villes au réchauffement du climat, les bornes de recharge électrique, etc. Les occupations du trottoir se multiplient et rentrent en concurrence les unes avec les autres. Car, le trottoir est rare. Dans le même temps, le financement des espaces publics est de plus en plus questionné, en lien avec des finances locales qui se tendent.
En France, les trottoirs appartiennent en principe au domaine public des collectivités locales. Ils sont en effet considérés comme une « dépendance de voirie » et suivent le régime de la voie (une rue, un boulevard, une avenue, etc.) qu’ils bordent. Ceci est le cas lorsque la collectivité a elle-même réalisé ces voies (y compris si c’était il y a très longtemps), mais aussi lorsqu’elle les a réalisées en ayant eu recours à des aménageur·ses qui les lui ont ensuite rétrocédées. Il existe toutefois quelques exceptions. C’est en particulier le cas des trottoirs des rues des enclaves résidentielles fermées, soit qu’elles aient été conçues dès le départ comme des résidences fermées, soit — et c’est le cas le plus fréquent — qu’elles aient été fermées récemment17.
Dans certains pays, comme en Angleterre ou aux États-Unis, il est fréquent que des rues/trottoirs accessibles à tous soient de propriété privée. Dans ce cas toutefois, les propriétaires sont non pas des collectifs de « petit·es » propriétaires individuel·les, mais des entreprises, le plus souvent des investisseur·ses doté·es d’une large surface financière. Au Royaume-Uni, ces privately owned public spaces (POPS : espaces publics de propriété privée) se sont fortement développés, tant en termes de nombre que de taille, à partir des années 2000, souvent sur d’anciennes friches, en lien avec le développement d’infrastructures de transport contribuant à la future valeur du quartier. Ils répondent à une double préoccupation: d’un côté, les villes y voient un moyen de ne pas avoir à prendre en charge financièrement la fabrication et la gestion du quartier; de l’autre, les propriétaires du quartier, souvent de riches investisseur·ses financier·es, considèrent que la valeur de leurs immeubles dépend largement de la qualité de l’espace public qui les dessert et souhaitent le maîtriser.
Au-delà de la détention et de la régulation du trottoir, la question se pose aussi de ses modes de gestion. En général, les collectivités ne distinguent pas la gestion des trottoirs de celle du reste de la rue : en France, la gestion du trottoir (en tant que composante, donc, de la gestion de la rue) est généralement assurée par la collectivité. Mais l’entretien des végétaux ou le déneigement peuvent être mis à la charge du·de la riverain·e. Aux États-Unis ou en Angleterre, il existe des modalités de gestion par les propriétaires riverain·es d’espaces publics appartenant à la collectivité : les Business improvement districts (BID) sont apparus à New York dans les années 1980, et se sont également fortement développés en Angleterre à partir des années 2005. Les BID sont des organisations à but non lucratif formées par des propriétaires dans un périmètre défini juridiquement, dont la taille correspond à un quartier. Ils ont en charge l’entretien et le nettoyage des rues, la sécurité, et aussi l’installation de bancs, poubelles, aménagements paysagers. Ils s’appuient sur le fait que les propriétaires ont intérêt à la qualité de l’espace public qui dessert leurs immeubles — notamment les commerçant·es pour lesquel·les la qualité des trottoirs devant leurs vitrines contribue à leur attractivité commerciale.
Ce mode de gestion est controversé. Ses partisan·es mettent en avant son efficacité, et la capacité qu’ont eu certains BID à valoriser des quartiers centraux menacés de déclin. Ses détracteur·ices lui reprochent la standardisation des rues, et l’exclusion des personnes jugées indésirables, comme les personnes sans-abri, par les patrouilles privées de surveillance. Aux côtés de ces modes de gestion privés (au sens où ils sont mis en œuvre par des entre- prises privées), d’autres modes de gestion privés, « participatifs », impliquent de plus en plus les habitant·es, notamment en matière de propreté ou d’entretiens d’espaces verts. Des associations de riverain·es en sont souvent à l’initiative, mais les collectivités locales ont de plus en plus tendance à les encourager.
Quels que soient les débats qu’ils suscitent, le projet de rénovation de l’avenue des Champs- Elysées18, la campagne de publicité lancée par JC Decaux en février 2024 sur le financement du mobilier urbain19, la « rue bordelaise » (« Canopia ») à Bordeaux, le cours des Lavandières à Saint-Ouen sont autant d’exemples récents, chacun lié à un contexte spécifique, qui témoignent de tentatives pour imaginer un nouveau financement public-privé des trottoirs.
« Les rapports entre espace privé et espace public ne sauraient être réduits à une opposition figée et intangible, mais s’organisent selon un chromatisme complexe », écrivait Catherine Saliou à propos des trottoirs de Pompéi. Ce « chatoiement de l’espace urbain » sous l’Antiquité se vérifie peut-être encore davantage aujourd’hui. Car cette distinction public/ privé dépend de la nature précise des acteur·ices « privé·es » (entreprises « traditionnelles », entreprises « à mission », plateformes numériques, collectifs d’individu·es, individu·es, etc.) et « publics », et de la manière dont ils sont liés entre eux, ou pas20. Appliquée à un espace, elle varie, de plus, selon qu’on examine sa fabrication, sa détention, sa régulation, sa gestion ou son accessibilité.
Du point de vue public/privé, le trottoir ne présente pas les mêmes caractéristiques que le reste de la rue. « Dépendance de la voie », le trottoir est aussi une dépendance du rez-de-trottoir qu’est devenu le rez-de-chaussée21. À la différence de la chaussée, il est aussi le lieu du·de la riverain·e et de multiples occupa- tions privatives. Ces éléments invitent ainsi à considérer que le trottoir dépasse la dichotomie classique public/privé et doit sans doute être envisagé comme un « commun » : un « espace entre privé et public et débordant sur l’un et l’autre »22, selon la définition qu’en donne l’anthropologue Marcel Hénaff. Dans le sillage des travaux d’Elinor Ostrom, les réflexions sur les « communs urbains » commencent à être de plus en plus présentes parmi les acteur·ices de la ville. Mettant en avant la notion de « faisceau de droits » (manière de concevoir la propriété en différents droits indépendants), leur définition n’est pas toujours aisée, mais un point semble faire consensus : leur caractère commun dépend essentiellement de l’action collective qui les investit23.
Il y a lors plusieurs manières d’envisager cette notion de commun. Si on considère avec Marcel Gauchet24 que l’espace public doit être la traduction concrète d’un certain idéal des rapports sociaux, et que les municipalités sont les garantes de cet idéal qu’elles doivent définir, il faut qu’elles gouvernent le trottoir, non pas en tant qu’il leur appartiendrait, mais en tant qu’il leur revient de garantir ce caractère commun. Elles doivent prendre conscience de la valeur que représente le trottoir : il est le lieu pour mettre en œuvre nombre de politiques urbaines ; il constitue un levier pour gouverner les nouveaux fournisseurs de services aux habitant·es des villes que deviennent les plateformes numériques ; il est un potentiel gisement de ressources financières. Ceci milite pour qu’elles gardent la propriété du trottoir, mais aussi pour qu’elles le pilotent comme un « actif stratégique ». Elles réuniraient d’abord toutes ses composantes au sein d’une même direction : le stationnement, la propreté, les redevances d’occupation, les concessionnaires du sous-sol, les mobiliers urbains, les micromobilités, etc., en fonctionnant comme une autorité organisatrice du trottoir et en nommant un·e « élu·e au trottoir» qui le gouvernerait en fonction des finalités qui lui seraient assignées : le trottoir comme traduction concrète d’une vision politique de ce qu’est une « bonne » ville.
D’autres approches du trottoir comme commun reposeraient davantage sur des logiques de communautés ou d’autogestion, dans un lien avec l’institution qu’est la collectivité locale qui peut être ténu comme très étroit.
Dans tous les cas, la notion de commun est exigeante. Elle invite à se détourner des formules rapides (par exemple le terme « privatisation de la ville ») qui, en gommant toute précision, empêchent le dialogue autour d’un espace, le trottoir, qui est précisément le lieu de la rencontre. Avec même, paradoxalement, un risque : celui de faire pencher la balance public/privé du trottoir vers plus de privé (au sens d’une pure détention ou gestion privée), si les collectivités locales voient leur situation financière fragilisée et, dans un tout ou rien, laissent certain·es opérateur·ices privé·es, ou collectifs de propriétaires privé·es, s’approprier le trottoir et capter sa valeur.
- Paru aux éditions Parenthèses en 2012. ↩︎
- Paru aux Editions Apogée, en 2023. ↩︎
- Prêtresses et prêtres. ↩︎
- Voir Saliou, Catherine et Claude Gauvard, Joël Cornette, Emmanuel Fureix et Danielle Tartakowsky. 2022. Histoire de la rue. De l’Antiquité à nos jours. Sous la direction de Danielle Tartakowski. Tallandier. ↩︎
- Crepido désigne toute sorte de base (jetée, quai, piédestal, socle). Semita désigne une ruelle, une sente, un petit chemin de traverse. ↩︎
- La rue dans l’Antiquité, Actes du colloque de Poitiers, en septembre 2006, p. 64. ↩︎
- Saliou, Catherine et Claude Gauvard, Joël Cornette, Em- manuel Fureix et Danielle Tartakowsky. 2022. Histoire de la rue. De l’Antiquité à nos jours. Op. Cit. ↩︎
- Saliou, Catherine. 1999. « Les trottoirs de Pompéi. Une première approche ». BABESCH, volume 74. Peeters. ↩︎
- Actes du colloque de Poitiers, op. cit., p. 124. ↩︎
- Cette date de 1845 est à mettre en regard d’autres dates : 1839 : unification du réseau de gaz ; 1854 : lancement par Eugène Belgrand du chantier d’assainissement, qui poursuit les travaux amorcés précédemment ; 1853 et 1858 : création de la Compagnie générale des eaux et de la Compagnie universelle du canal maritime de Suez, ancêtres des actuels Veolia et Suez ; 1866 : début du déploiement du réseau d’air comprimé (évoqué dans l’introduction à propos de Baisers volés de Truffaut), qui alimentera les horloges publiques, les ateliers des artisans et des industries, et les premières compagnies de transports en commun. ↩︎
- Haussmann lui-même dira que c’est cette loi qui a imposé l’établissement du trottoir. Loyer, François. 1981. Paris xixe siècle : l’immeuble et l’espace urbain. Atelier Parisien d’Urbanisme. P. 157, note 17. Loi du 7 juin 1845. ↩︎
- Duvergier, Jean-Baptiste. Collection complète des lois, décrets, ordonnances, règlements et avis du Conseil d’État. 1845, t. XLV. ↩︎
- Dillon, Arthur. 1805. Utilité, possibilité, facilité de construire des trottoirs dans les rues de Paris. ↩︎
- La Presse est un quotidien français lancé en 1836 par Émile de Girardin. Il est, avec Le Siècle, le premier des grands quotidiens français. ↩︎
- Cochut, André. « Le budget de la ville de Paris », disponible en ligne sur Wikisource. ↩︎
- Extrait des débats lors du vote de la loi concernant la répartition des frais de construction des trottoirs, 11 juin 1845. Duvergier, Jean-Baptiste. Collection complète des lois, décrets, ordonnances, règlements et avis du Conseil d’État. 1845, t. XLV. ↩︎
- Ce phénomène s’est par exemple fortement amplifié à Marseille ces vingt dernières années, avec une proportion de voies privées qui serait aujourd’hui de 30 %. « Cette dynamique d’enclosure proche des gated communities se développe d’autant plus qu’elle est souvent consentie, voire soutenue, par les pouvoirs publics, qui y voient l’occasion de réduire leur investissement en déléguant une partie de la gestion de proximité ». Dorier, Élisabeth et Julien Dario. 2018. « Les espaces résidentiels fermés à Marseille, la fragmentation urbaine devient-elle une norme ? ». L’Espace géographique. ↩︎
- Cazi, Emeline et Juliette Garnier. 18 juillet 2024. « Luxe et business à l’assaut des Champs-Elysées ». Le Monde. ↩︎
- Voir https://www.ibicity.fr/informer-sur-le-finance- ment-de-la-ville/. ↩︎
- Voir aussi Németh, Jeremy. 2009. « Defining a Public: The Management of Privately Owned Public Space ». Urban Studies, no 46. ↩︎
- Le terme « rez-de-chaussée » date de 1506 selon le Dictionnaire étymologique Larousse… À l’époque, il n’y avait pas de trottoirs. Dans Lire la ville, manuel pour une hospitalité de l’espace public, Chantal Deckmyn indique que, « au « ras » de la chaussée ou du trottoir, l’espace se plie à la verticale pour former les façades qui la bordent ». Cette « pliure entre l’espace public et les espaces privés» est « le lieu de la ville où se tisse l’urbanité. […] C’est là que les intérêts privés négocient avec l’intérêt public, que parfois l’un et l’autre se chevauchent. […] Traditionnellement, c’est le tissage de l’espace public avec l’espace privé qui crée la ville ». ↩︎
- Hénaff, Marcel. 2019. « La ville qui vient : redécouvrir l’espace commun ». Revue du Mauss. ↩︎
- Cornu, Marie et Fabienne Orsi et Judith Rochfeld (dir.). 2017. « Communs urbains ». Dictionnaire des biens communs. PUF. ↩︎
- Conférence donnée par Marcel Gauchet au Collège des Bernardins le 30 novembre 2022, en clôture du cycle 2022 de la Fondation Palladio, intitulée : « Pour une civilisation urbaine : les défis de l’espace public ». ↩︎