Guillaume Aubry est architecte (co-fondateur de l’agence Freaks) et artiste-chercheur. Diplômé de l’ENSA-La Villette, de l’Université de Tokyo et des Beaux-Arts de Paris, il est aujourd’hui professeur d’enseignement artistique en sculpture-installation et doctorant en art. Sa thèse porte sur notre expérience esthétique collective des couchers de soleil.
Au Carbonifère, il y a un peu plus de 350 millions d’années, s’amorce une lente cristallisation du magma qui forme des plutons granitiques composés de quartz (gris), de feldspaths potassiques (rose) et plagioclases (blancs) ainsi que de biotite (noire). Ces masses granitiques émergent des profondeurs vers la surface pour devenir d’énormes rochers aux formes arrondies. Je suis la côte de granit rose de Fermanville.
Les amas granitiques créent des récifs qui s’étirent sur plusieurs centaines de mètres vers l’horizon pour devenir un cap qui dessine, en creux, une petite baie protégée de la houle et des vents dominants de l’Ouest. Elle forme un cordon dunaire derrière lequel se trouve un bocage de prés-salés où paissent aujourd’hui les vaches laitières. Je suis les plages de la Mondrée et de la Visière.
Au pied du cap rocheux, à dix mètres sous le niveau actuel de la mer, sont retrouvés les restes des premières traces d’occupation humaine, notamment des silex et de nombreux foyers du Paléolithique moyen, soit 250 000 ans. Je suis une maquette en plâtre exposée dans une vitrine au Musée maritime de l’Île de Tatihou et un ensemble d’artéfacts montrés au Musée de Normandie à Caen.
La baie se referme côté Est par une autre pointe rocheuse appelée Pointe de Fréval dont le sommet offre une vue dégagée. Au milieu de ce qui est aujourd’hui devenu une pâture pour chevaux, un alignement mégalithique forme une allée couverte, probablement une tombe néolithique datant de 5 000 ans qui n’a jamais fait l’objet de fouille. Je suis un ensemble de grosses pierres éparses recouvertes par les ronces et les ajoncs.
Au bout de la même pointe, une grande marée a révélé les restes d’une embarcation du Haut Moyen Age, certainement une sépulture viking. La plage de sable a été un endroit propice pour le débarquement des assaillants d’Europe du Nord. Le cap porte depuis le nom de Cap Lévi qui vient de vik et qui signifie en vieux norrois « plage propice à l’accostage », terminaison que l’on retrouve par exemple dans Reykjavik. Je suis un ensemble de toponymes qui perdurent jusqu’à aujourd’hui.
L’exploitation ponctuelle du granit rose s’industrialise à la fin du 19e siècle. Un petit port est construit pour transporter les blocs de pierre pour notamment construire la rade de Cherbourg. Le granit est également utilisé pour la construction du phare du cap, la façade du Printemps à Paris ou encore les pavés du tronçon Paris-Roubaix. L’exploitation du site cesse dans les années 1980. Je suis une ancienne carrière à ciel ouvert dont les pans facettés forment une étrange falaise.
Dans le même temps l’exploitation du cordon dunaire permet de fournir les grands chantiers en sable et gravier. Trois pontons en bois appelés estacades sont construits pour déverser directement des chariots de sable dans les bateaux. Le cordon dunaire est lourdement impacté par ces prélèvements et a aujourd’hui quasiment disparu. Les pontons sont partiellement démolis ou laissés à l’abandon. Je suis un alignement de petits pieux en bois plantés dans le sable qu’on ne voit émerger qu’à marée basse.
Les activités de contrebande et de piraterie ont longtemps conduit à la surveillance accrue des douaniers. Leurs cheminements répétés le long des côtes ont tracés à la longue des sentiers qui ont ensuite été balisés. Je suis un petit tronçon des 446 kilomètres du chemin de grande randonnée GR 223 qui relie Honfleur au Mont Saint-Michel.
Le 7 juillet 1932, le sous-marin Le Prométhée quitte le port de Cherbourg pour une de ses premières sorties et franchit le Cap Lévi. Alors qu’il n’est qu’à moitié immergé, une ouverture soudaine des purges le fait basculer vers l’arrière et plonger à pic emmenant avec lui, à 75 mètres de profondeur, 62 membres de l’équipage. Un calvaire est érigé en leur mémoire entre l’emplacement de la barque viking et l’alignement de pierres. Je suis une croix de granit doublée d’un site de plongée sous-marine pour chasseurs d’épaves.
Durant la Seconde Guerre mondiale, l’occupant allemand craint les attaques alliées et édifie le Mur de l’Atlantique, ensemble de fortifications couvrant toute la côte ouest. De très nombreux bunkers ponctuent le littoral. Édifiés à la hâte et souvent sans fondation, ils n’ont pas vocation à durer d’autant que l’armée allemande elle-même les bombarde suite au débarquement. Je suis les ruines de béton d’un front de guerre qui n’a pas vu de combat.
Le 30 avril 1997 au large du Cap Lévi cinq marins pyrotechniciens entreprennent d’immerger des grenades périmées. La gabare La Fidèle explose à cause de son chargement avec ses occupants. Une stèle est dressée à la mémoire des défunts. Je suis, dans la mémoire collective, une liste ininterrompue de marins disparus en mer.
Le sauvetage en mer depuis le Cap Lévi se pratique depuis longtemps. En 1998 est lancé un concours d’architecture pour construire un hangar à proximité du port destiné à abriter le bateau de sauvetage de la SNSM. Ce hangar permet de sortir en mer qu’elle que soit la météo et la marée. Je suis un volume géométrique de béton brut équipé d’une grande double porte en bois clair.
Un des hangars laissés vacants par la carrière est occupé par une ostréicultrice qui implante un élevage expérimental d’huîtres de pleine mer. Jamais découvertes par la marée, elles nécessitent que l’on plonge tous les jours pour retourner les poches à la main. L’ostréicultrice a cessé son activité. Je suis quatre grosses bouées jaunes fluo qui marquent encore l’emplacement des poches d’huîtres au milieu de la baie.
La banalisation des vacances a vu se multiplier les cabines de plages. Ne perdurent aujourd’hui que quelques maisonnettes et cabanons. Un de ces cabanons se trouve à l’aplomb direct de la plage. Il a été racheté en 2013 et rénové. Je suis une petite maison d’architecte recouverte d’un bardage en tôle ondulée couleur sable et orientée plein Ouest, vers le soleil couchant.
Les tempêtes violentes et l’érosion marine de ces dernières années et le piétinement des randonneurs toujours plus nombreux ont eu raison de ce qui reste du cordon dunaire. Le conservatoire du littoral observe une politique du « laisser faire » qui consiste à accompagner les changements plutôt qu’à les défier. Il est décidé de déplacer le GR 223 un peu plus loin dans les terres et de supprimer le parking de voitures en front de mer. Je suis une petite anse anthropisée du nord Cotentin ★