Lacol est une coopérative d’architectes basée à Barcelone. À travers l’architecture, le coopérativisme et la participation, iels tentent de générer des infrastructures communautaires plus durables, comme outils clés pour la transition écosociale. Lacol a reçu plusieurs distinctions, dont la catégorie émergente du Prix Mies van der Rohe (2022), et a été sélectionnée aux biennales d’architecture de Venise (2016, 2021) (★★★)
DÉCLIN DE LA PROPRIÉTÉ PRIVÉE
Avec la phrase « Tu ne seras jamais propriétaire d’une maison dans ta putain de vie ! », le mouvement « V de Vivienda (L de Logement), assemblée populaire pour le droit au logement » dénonce la spéculation immobilière incontrôlée et appelle la société à prendre part à une série de mobilisations et de manifestations afin de rendre visibles les problèmes sociaux que la spéculation génère. On est alors en 2006, à l’apogée de la bulle immobilière en Espagne, qui finit par éclater deux ans plus tard, en écho à la crise des subprimes aux États-Unis.
La crise marque la fin d’une tendance à la croissance continue et à la spéculation, qui a commencé avec la dictature franquiste et ses politiques de soutien à la propriété privée.
Si, en 1950, on compte près de 20 % de propriétés privées en contexte urbain, ce taux augmente de 40 % à 70 % entre 1960 et 1970 — il est alors le plus élevé d’Europe — et atteint 80 % en 2001. La propriété privée est alors comprise comme mécanisme de contrôle social, définissant une nouvelle classe moyenne ; comme moteur économique lié au développement du secteur de la construction (avec son exploitation du territoire et des ressources) ; comme objet de spéculation.
LA COOPÉRATIVE COMME ALTERNATIVE
Une coopérative est une union volontaire de personnes qui se réunit dans un but commun. Au cours du 19ᵉ siècle, les coopératives de consommateur·ices et les coopératives agricoles se sont développées rapidement, se transformant progressivement en véritables écosystèmes coopératifs. Face à l’urgence imposée par la crise du logement, les coopératives sont utilisées comme mécanismes capables d’apporter une réponse collective au besoin de logements.
L’alternative coopérative, basée sur la propriété collective de l’immeuble, est une proposition à la fois non lucrative et non spéculative. Les usager·es, membres de ladite coopérative, bénéficient de la jouissance d’un logement pour une durée indéterminée. De cette manière, il est possible de garantir la stabilité des habitant·es en redéfinissant la relation qu’i·els entretiennent avec leur logement sur la base de son utilisation et non sur sa potentielle valeur d’échange sur le marché immobilier global.
Dans le contexte catalan, il s’agit d’un modèle émergent, grâce à la collaboration public-communauté-coopérative et au déploiement de politiques de soutien. Aujourd’hui, il existe déjà 68 projets en phase de promotion ou d’habitation, portant à 1 000 le total de logements coopératifs sur la région. La ville de Barcelone se distingue en comptant 20 de ces initiatives, y compris des projets déjà construits, telle que la coopérative La Borda (2018).
AUTOGESTION ET RÔLE DE L’USAGER·E
De manière intrinsèque, le modèle coopératif est conditionné par la gouvernance communautaire de l’ensemble du processus de développement. La constitution d’un groupe de personnes est le point de départ, consolidé par l’accès au sol : dans la plupart des cas, la propriété foncière du sol reste municipale et est louée à la communauté selon un bail emphytéotique de 75 ans. Une fois le groupe constitué et le sol attribué, la coopérative dispose d’autonomie et de contrôle — son principal potentiel de changement et d’innovation —, différenciant son cadre d’action, de fait, de celui de la production habituelle de logements collectifs, publique comme privée.
Pour faire face à ce processus, la coopérative a besoin d’une structure technique et organisationnelle. L’organe de décision le plus élevé est l’assemblée. En sus, différentes commissions sont constituées pour faire face aux défis de la promotion : juridique, économique et financière, sociale, communication et architecture. En complément, des équipes techniques spécialisées sont également mises en place dans les différents domaines de travail.
Ce processus d’autopromotion nécessite la mise en œuvre de nouveaux outils et méthodologies participatifs pour définir le rôle de l’usager·e à tout moment du processus, depuis le contrôle total du développement à la co-conception de l’architecture, en passant par l’appropriation de l’espace pendant la durée de vie utile du bâtiment. Mais c’est précisément l’implication de l’usager·e qui fournit des informations stratégiques et instrumentales pour la définition architecturale. Le processus en cours de développement ouvre des espaces de dialogue entre différent·es acteur·ices du projet, permettant le transfert de connaissances et la remise en question des affirmations habituelles, pour découvrir collectivement des espaces d’opportunité et de changement.
UNE ARCHITECTONIQUE OUVERTE
Sans être nécessairement un objectif de départ, les caractéristiques du processus produisent un cadre d’expérimentation, où l’architecture construite contient des décisions et des stratégies clés pour rompre avec les canons d’un modèle de propriété individuelle :
Espaces communautaires
Les usager·es sont volontaires pour générer divers rituels de vie communautaire, avec des degrés d’interaction variables, à l’échelle du quartier ou de la sphère privée. Cela permet de prendre conscience de ses propres pratiques et de la capacité de transformation et d’adaptation, de réfléchir au programme du bâtiment, faisant émerger divers espaces communautaires. En conséquence, cela suppose la collectivisation de certaines parties de l’habitat, de ses équipements, mais aussi des ressources que l’on consomme ou du travail que l’on y consacre.
Une fois le programme défini, il est possible de commencer à l’organiser dans le bâtiment. L’une des principales stratégies du projet repose alors sur la transition progressive public-commun-privé, où les espaces communautaires deviennent le seuil élargi entre la rue et le logement. La forme coopérative influence à la fois son environnement, la ville et le logement lui-même par la redéfinition de l’unité d’habitation. Sa typologie et sa superficie sont réduites, son plan renonce aux équipements, il n’y a ni pièce dédiée pour recevoir des invités, ni cuisine équipée pour les grands repas qui ne sont organisés que quelques fois par an, ni espace pour laver le linge ou étendre les vêtements. Toutes ces fonctions sont reléguées à la sphère communautaire.
Dans le cas de La Borda, le programme et l’organisation qui en découlent se concentrent sur les circulations du bâtiment, tant verticales qu’horizontales, afin de générer des interactions entre les habitant·es.
Les espaces communs sont principalement organisés en rez-de-chaussée (cuisine, espace polyvalent, buanderie, chambre d’ami·es et salle de bains commune) reliés à la rue par un passage couvert, et articulés autour de la cour intérieure, distribuant les appartements et les niveaux de toitures accessibles.
Infrastructure ouverte
La propriété collective est une condition structurelle de ce modèle coopératif. Il ne s’agit pas de concevoir des appartements sur mesure, mais de dessiner l’infrastructure flexible qui peut s’adapter aux besoins changeants de la communauté, conformément aux théories que John Habraken développe dans Supports : an Alternative to Mass Housing. En résulte un bâtiment qui s’adapte à la vie, où l’espace physique n’est pas fixe comme il le serait dans une propriété individuelle, mais où il est possible de le grandir et de le rétrécir, de se déplacer ou de vivre de manière discontinue.
Pour cela, nous imaginons les partitions d’une matrice d’espaces non hiérarchisés, un système 42 modulaire qui permet de configurer de multiples typologies. Contrats et autres systèmes
juridiques spécifiques sont nécessaires pour réglementer et faciliter ce processus. La pièce minimale est un module de 16 m², dont l’usage sera assigné et qualifié par l’utilisateur·ice (chambre à coucher, bureau, salle de séjour…). De cette manière, la typologie imaginée brouille l’organisation traditionnelle d’un logement et génère un certain inconfort, paradoxalement intentionnel ; on y trouve un petit salon, ou une grande chambre, mais avec le potentiel et la capacité constante de redéfinir encore et encore comment on souhaite vivre.
Conséquence du système ouvert, des éléments concrets et spécifiques apparaissent : des balcons filants sans cloisons, pour s’adapter aux multiples distributions ou aux volontés des habitant·es; des fenêtres qui sont des portes, ou vice versa, pour imaginer des variations dans les aménagements, car une fenêtre dans une chambre attenante de l’appartement voisin pourrait devenir une porte tant que cette chambre est autonome et isolée. Cela se traduit par des portes vitrées, ce qui fait trembler, une fois encore, la moralité et les normes, où la porte est faite pour isoler de l’extérieur, dangereux et menaçant, ce monde qui nous est propre, que l’on pense posséder.
Typologies en grappes
Dans les projets les plus récents, encore en cours de construction, l’introduction de typologies en grappes, déjà présentes depuis longtemps dans de nombreuses coopératives suisses, permet de préciser la définition de l’unité en tant que telle. Dans ces typologies, l’espace individuel est réduit — de 40 à 24 m2, selon les réglementations, équipé d’une ou deux pièces, d’une salle de bain et d’un bureau —, au profit de la vie commune et du partage d’espaces de vie ou de cuisine généreux. Les typologies en grappes regroupent généralement 8 à 12 unités, chacune pour une ou plusieurs personnes. Aujourd’hui, nous vivons de plus en plus isolé·es, et pendant plus longtemps, ce qui entraîne un nouveau paradigme sur les formes de redistribution des soins. Ces nouvelles formes de cohabitation peuvent peut-être offrir une réponse à cette question, ainsi que de nouvelles typologies de logements pour de nouveaux modèles de famille et de relations (modèles intergénérationnels ou modèles seniors, par exemple).
Installations collectives
Au niveau environnemental et énergétique, les coopératives cherchent à réduire leur impact environnemental, tant pendant la construction que pendant la durée de vie du bâtiment. Tout d’abord, la première étape consiste à mettre en œuvre des stratégies passives qui nécessitent, paradoxalement, des utilisateur·ices actif·ves. Et ce sont précisément ces utilisateur·ices actif·ves et la gestion partagée qui permettent de surmonter les conventions et les limites dans la mise en œuvre des équipements et systèmes de mesures. Ensuite, la coopérative s’engage en faveur d’installations centralisées et collectives pour la production et la consommation d’énergie. À La Borda, nous utilisons un système biomasse pour l’eau chaude sanitaire et des panneaux photovoltaïques en toiture pour pouvoir répondre aux besoins du bâtiment. La production collective d’énergie permet de libérer les logements de ces équipements : seuls les compteurs et échangeurs sont placés à l’extérieur, pour faciliter la flexibilité des typologies de logements et l’entretien. Les équipements peuvent aussi révéler les points faibles du bâtiment. Rendre les installations électriques accessibles et visibles depuis l’extérieur permet, à l’intérieur, plus de flexibilité pour les futurs changements et annexer une pièce ou une autre à un autre logement.
Face à la nécessité d’agir pour créer des précédents et des changements réglementaires, les coopératives développent communément un sentiment de coresponsabilité.
Elles travaillent pour élargir les significations et les interprétations de réglementations obsolètes et conservatrices en matière de logement, basées sur un profil d’utilisateur·ice très spécifique, excluant de fait la réalité plurielle de notre société, et conçues pour un type de développement, unique, de logement individualisé, où toutes les compositions familiales et les nouvelles formes de coexistence ne trouvent pas leur place. Peut-être que cette architecture, conçue pour un modèle de propriété et de gestion collective, qui rend difficile son utilisation individuelle, peut devenir un cheval de Troie et le mécanisme même qui la protège et l’encou- rage à rester partagée.
DES COMMUNAUTÉS ÉMANCIPATRICES
Du fait de la jeunesse du modèle, il n’y a que peu de projets qui sont entrés dans la phase de cohabitation. Cependant, au fur et à mesure qu’ils avancent, il est possible de commencer à évaluer ce qui se passe comme prévu, et le reste. L’une des leçons apprises concerne la capacité collective à réorienter l’urgence et à gérer l’incertitude : plus particulièrement, l’expérience de la Covid a démontré la résilience de ces initiatives et la capacité à mettre en œuvre des protocoles d’attention et de soins pour rendre la situation plus vivable. Un autre exemple repose sur les actions qu’elles déploient face à la sécheresse ou à l’urgence climatique pour réduire à la fois la demande et la consommation.
L’observation des dynamiques individuelles et collectives à La Borda montre que le bâtiment permet la coexistence de multiples modes de vie.
La qualité et l’autonomie des logements, la diversité des espaces et des ambiances, permettent aux habitant·es de choisir leur mode de vie et de partage à tout moment, en respectant les rythmes et les besoins différents, sans imposer une seule manière romancée ou romantique, de vivre en communauté. Sans aucun doute, cela est lié aux attentes, au conflit, et à l’évolution de chacun·e des individu·es et du collectif lui-même.
De plus en plus de groupes trouvent dans le modèle coopératif la formule pour répondre à leurs propres besoins, que ce soit pour l’accession au logement ou pour d’autres aspects de la vie quotidienne. Les groupes féministes et LGBTQ+, les groupes de migrant·es, de personnes âgées ou de personnes présentant une diversité fonctionnelle, par exemple, apportent de nouvelles perspectives critiques, de nouvelles pratiques et de nouveaux outils pour renforcer la capacité de transformation de la production et de la gestion du logement.
Sur la base de ces réflexions, les coopératives sont comprises comme des infrastructures pour une qualité de vie durable, dans le but de contribuer à la construction de communautés et de villes résilientes, d’espaces d’émancipation et de contrôle de l’habitat par ses habitant·es. Et cela n’est possible que lorsqu’une question aussi centrale que la propriété privée est ébranlée.