Brique visage vendue dans le commerce au Japon, dessin de Baptiste Fichet

La brique rouge est un pavé dans la face monstrueuse du capital

Xavier Wrona est architecte, fondateur de l’agence Est-ce ainsi, co-fondateur d’Après la révolution et enseignant à l’école nationale supérieure d’architecture de Saint-Étienne.

Brique visage vendue dans le commerce au Japon, dessin de Baptiste Fichet

« Je dois parler du capital, mais si tu veux… je continue de penser que du capital, tu n’as toujours pas le concept, à proprement parler. C’est-à-dire tu en restes à la propriété, mais la propriété, ça n’est pas le capital. (…) Qu’est-ce que nous dit Marx ? Il nous dit que le capital est un rapport social. »1 J’ai le sentiment qu’en architecture nous usons et parlons de la brique sans en avoir le concept, qui plus est lorsque celle-ci est rouge. Mais de quel concept pourrait-il donc bien s’agir ? Dans les écoles d’architecture et la presse architecturale il se dit que l’architecture c’est l’art de l’espace, et cette discipline, une fois définie dans ces termes, voit son rapport à la brique résumé par cette phrase mystico-reflexive de Louis Kahn auquel aucun étudiant d’architecture sur terre n’a vraisemblablement pu échapper : « que veux-tu brique ? ». C’est un peu court. L’idée que ce serait à la brique de nous dire ce qu’elle veut résume assez bien le repli de la pensée architecturale sur des questions formelles auto-référentielles plutôt que sur les questions politiques auxquelles, comme tout fait social, l’architecture appartient. Je ne sais pas bien ce qu’est le concept de la brique tel qu’il me semble nous échapper, mais je crois que ce qui se joue dans la brique ce n’est pas « l’espace ». À minima, la brique rouge, c’est un coup de poing dans la face immonde du capital. Mais ceci aussi est un peu court. Qu’est-ce à dire ? Avançant à tâtons sous la forme d’une proposition, je dirais qu’il semble y avoir dans la brique ce qui nous manque aujourd’hui de manière structurelle. Quelque chose qui serait à la fois capable de : (1) permettre la cohésion du corps social du prolétariat, (2) nous porter vers des sociétés de basse énergie capables de nous sortir de l’enfer climatique que nous promet le capital, (3) produire de l’institution. 

Forme Sociale

« En effet, les petites pierres sont jugées plus faciles à unir et mieux adaptées aux liaisons que les grandes. Ce que Plutarque raconte du roi Numa illustre bien notre propos : en effet, Numa divisa la plèbe en corporations, avec la pensée que, plus un corps est morcelé, plus il est aisé à niveler et à gérer comme on l’entend. »2 Dans ce passage de l’Art d’édifier, Alberti traite d’un lien direct entre un système constructif et la manière qu’a un pouvoir d’administrer des populations. Je suis convaincu qu’une telle relation existe et qu’elle a existé au vingtième siècle entre la forme constructive brique et le prolétariat. Mais il ne s’agissait pas alors d’un rapport descendant du pouvoir vers les masses. Il y a dans la brique rouge quelque chose de la cohésion des masses laborieuses en tant qu’elles sont capables de s’administrer elles-mêmes. À l’image du Het Schip d’Amsterdam, quartier ouvrier construit en brique rouge à la demande d’une coopérative ouvrière, dessiné par Michel de Klerk en 1919. La brique rouge y est forme sociale du prolétariat. Et si c’est le béton qui a été le matériau iconique du mouvement moderne, il faudrait analyser le rôle de la brique dans ce moment d’attention massif de l’architecture aux conditions de vie des populations. Le Karl Marx Hof est en béton, mais Vienne Rouge était aussi construite de briques. Fait notable, le Narkomfin, chef-d’œuvre de la Révolution russe réalisé par Milinis et Ginzburg, était pensé pour être construit en béton mais, comme d’autres monuments du mouvement moderne, il fut construit en briques rouges couvertes de plâtre. 

Basse énergie

La brique est un matériau de basse énergie lorsqu’on pense son usage sur du temps long. La dépense énergétique lors de la production de brique est importante, mais elle peut être un investissement. L’énergie dépensée offre le seul matériau à pouvoir être désassemblé et réutilisé après deux mille ans d’exposition aux intempéries. Les briques de la Porte Palatine de Turin tombent : elles sont prêtes à l’usage. Penser une dépense d’énergie sur deux mille ans est un pavé jeté à la face du capital car penser sur le temps long a pour effet de créer de la durée comme l’écrit Pierre Caye3. De ça, le capital est précisément incapable. 

Institution

La brique rouge est une institution à titre symbolique, car elle a été choisie par le prolétariat pour le représenter. C’est pourquoi les logements ouvriers de Cabrini Green à Chicago sont surnommés the Reds par exemple. Mais par-delà l’ordre symbolique, la brique a matériellement permis à l’Empire romain de s’instituer sur l’ensemble de son territoire par ce dispositif transposable quel que soit le territoire, son climat et ses usages. Il n’est peut-être pas possible de dissocier l’Empire romain de la brique rouge. L’institution qu’est le droit romain, qui structure encore si profondément nos rapports sociaux, a pu se déployer dans l’espace et le temps par la brique. Les briques créent des institutions là où le capital les détruit. 

La brique rouge est un rapport social

Comme le capital, la brique rouge est un rapport social puisqu’elle articule forme sociale, basse énergie et institution, trois termes antithétiques au capital qui pour sa part déchire les formes d’organisation collective, est accro à la très haute consommation d’énergie et détruit les institutions. C’est peut-être suivant ces trois termes d’ailleurs qu’il faut comprendre l’étrange terme d’édification proposé par Alberti en lieu et place du mot construction. Peut-être que lorsque la brique rouge collectivise, crée de la durée et institue, alors elle fait plus que construire, elle édifie ? Si un tel concept de la brique rouge nous apparaissait collectivement pertinent aujourd’hui, alors nous pourrions je crois entrevoir la possibilité d’une dissociation de la discipline architecturale du capital duquel elle apparaît aujourd’hui totalement insécable. La brique rouge contient quelque chose d’un rapport social opposable au rapport social imposé par le capital. Elle nous rappelle ce qu’a pu être en d’autres temps l’architecture et qu’elle pourrait être à nouveau : un pavé dans la monstrueuse face du capital ★

  1. Frederic Lordon à Thomas Piketty lors d’un débat à la Bourse du travail le 31 janvier 2020. ↩︎
  2. L.B. Alberti, L’art d’Édifier. Paris, Le Seuil, 2004. Livre III – Chapitre 8 – P 157 ↩︎
  3. Pierre Caye, Durer Éléments pour la transformation du système productif, Les Belles Lettres, 2020. ↩︎