Claire Carriou est urbaniste, historienne de formation initiale, professeure des universités à l’École d’urbanisme de Paris (UPEC), et chercheuse au laboratoire Lab’URBA. Elle a été, de 2008 à 2021, maîtresse de conférences en aménagement et urbanisme à l’université Paris Nanterre et membre du laboratoire LAVUE Mosaïques. Elle concentre ses recherches sur la fabrication du logement et de l’habitat, en analysant simultanément les points de vue institutionnels et citoyens (★★★)
LE DESSAISISSEMENT DES HABITANT·ES
La question de l’effacement des habitant·es dans la production de l’habitat affleure dans de nombreux ouvrages critiques des années 1970 et 1980 voire plus tardifs. L’un des textes de cette période qui en propose la lecture la plus explicite, pour la question précise de l’habitat, est sans doute Les aventures spatiales de la raison d’Henri Raymond, paru en 1984. Cette analyse prend place dans une réflexion plus globale sur les processus de conception des espaces, notamment sur la question de l’architecture. Dans cet ouvrage, Henri Raymond retrace la tendance historique forte et massive « d’hétéronomie de l’objet-habitat » conduisant à la disparition de l’habitant·e en tant qu’acteur·ice de son lieu devie. Avec cette expression, il désigne le processus historique par lequel les individu·es-sujet·tes en viennent à perdre leur autonomie dans la production de leur habitat voire en viennent à être évincé·es de la sphère de la production dès lorsque celle-ci est prise en charge par l’État.
L’intervention des pouvoirs publics dans le champ de l’habitat et le développement de politiques centralisées de construction ont constitué, selon lui, entre autres éléments (le développement du salariat notamment), des facteurs déterminants d’une séparation de la production, désormais réservée à des expert·es, de l’usage d’un logement. C’est cette distinction qui aurait conduit au retrait de l’usager·e dans le processus de production et au « dessaisissement de l’habitant par rapport à son propre habitat » pour reprendre son expression. Selon cette perspective, l’autonomie n’est plus réservée qu’aux « bourgeois », entendus comme ceux qui n’ont pas besoin du support de l’État et restent indépendants dans leur rapport à l’habitat. L’idée sous-jacente à cette lecture est qu’avec l’affirmation des pratiques de fabrication moderne de la ville, on aurait assisté conjointement à une désintégration du tissu urbain traditionnel en tant que support d’urbanité, d’appropriation et d’imaginaires. Pour autant, cette mise à distance des habitant·es ne conduit pas à leur effacement de l’horizon des sphères professionnelles et institutionnelles, bien au contraire. Les initiatives participatives dans l’habitat, qu’elles soient portées par des acteur·ices professionnel·les ou des groupes d’habitant·es, se sont développées ces dernières années. Un retour dans le passé montre que ces discussions actuelles n’ont rien de complètement neuf et que la question de la place des habitant·es, dans la production et la gestion de l’habitat, n’a cessé de se poser depuis la fin du 19e siècle, notamment à l’initiative des acteur·ices public·ques. L’article propose d’en revisiter l’histoire et de retracer la manière avec laquelle les acteur·ices public·ques ont, de manière variable selon les périodes, intégré et pris en compte les habitant·es dans les dispositifs d’intervention en matière d’habi- tat. Au fil du temps, la question est reformulée et s’adresse aux ouvrier·es, aux locataires, aux « habitant·es » ou encore aux exclu·es. On peut dégager quatre grandes périodes de cette histoire.
L’INVENTION DE LA FIGURE HABITANTE (DES ANNÉES 1890 AUX ANNÉES 1920)
Les premières politiques du logement engagent une profonde reconfiguration de l’habitat populaire : elles soutiennent, encadrent la production et normalisent les comportements. Mais elles ouvrent dans le même temps aux ouvrier·es des opportunités inédites de contribuer à ce processus. Ce faisant, elles conduisent à l’invention de ce qu’on appelle ici « la figure habitante » en tant que figure politique partie prenante de l’action publique en faveur du logement.
Encadrer la production
La loi Siegfried (1894), dite aussi loi sur les « Habitations à Bon Marché » ou HBM, impose un cadre public inédit à la production et à la gestion du logement. Elle marque l’aboutissement d’une tendance, engagée depuis plusieurs décennies, à l’affirmation des pouvoirs publics dans le champ large de l’aménagement urbain. Cette tendance se traduit par le déplacement progressif de leur action vers l’intérieur des îlots1, qui restait jusqu’alors un espace historiquement dévolu à l’initiative privée. Les pouvoirs publics s’intéressent en premier lieu aux enjeux de construction et de destruction d’îlots, en définissant de premiers règlements de salubrité et de construction dès les années 18502, avant de s’engager, à partir de la fin du 19e siècle, dans l’aide à la construction d’habitations à bon marché, puis dans la réalisation de quartiers d’habitat nouveaux, les cités-jardins. Cette première approche de la réforme du logement s’appuie sur le constat, partagé par les réformateur·ices, que le logement populaire ne peut être pris correctement en charge par l’économie libérale classique alors dominante3. Aussi, iels développent une nouvelle approche de l’économie dite sociale : sans remettre en cause les fondamentaux de l’économie capitaliste, iels s’attachent à en corriger les méfaits. Le montage financier proposé pour les HBM vise ainsi à faire tenir ensemble trois objectifs difficiles à concilier dans le cadre du marché libre : objectif de qualité des constructions pour garantir leur « salubrité » d’un côté, objectif de l’accessibilité des prix pour les « travailleur·ses » de l’autre, objectif de rentabilité, même réduite, pour les investisseur·ses enfin. Ces nouveaux dispositifs ne sont pas sans effets sur la production elle-même. Ils imposent indirectement, sans qu’ils soient explicitement exposés, des modèles architecturaux et urbanistiques, progressivement sélectionnés et réduisent de ce fait les marges de manœuvre, non seulement 22 des organismes, des hommes et femmes de l’art, mais aussi des usager·es dans l’aménagement et la maîtrise des logements. Des premières normes de salubrité et des plans-types sont élaborés dans ce contexte. Les constructeur·ices de HBM se doivent de les respecter afin d’obtenir un certificat de salubrité.
Normaliser les comportements
La dimension normative des dispositifs législatifs et juridiques des HBM apparaît également assez nette au niveau des comportements des futur·es résident·es. La réforme de l’habitat est orientée par un « faisceau » [d’intentions] convergentes4, autour du projet tendant à faciliter l’accession à un foyer stable et « hygiénique », le « home », cet « asile de la famille » destiné à une population méritante5. Ce projet se traduit par l’imposition de normes très claires en matière d’organisation interne des logements. Ces orientations s’appuient largement sur les idées développées par Frédéric Le Play, réformateur et enquêteur social, qui a enquêté sur les pratiques domestiques des familles ouvrières avant d’œuvrer pour leur réforme. Dans la filiation des idées de ce dernier, prédomine alors une lecture sociale et morale des bénéfices de la réforme du logement, selon laquelle l’accès au foyer est un levier de stabilisation de la famille et plus largement de la société, menacées par l’industrialisation et l’urbanisation6. Les mauvaises conditions de logement sont considérées comme étant à la base des maux dont souffrent les familles.
Selon ces premier·es réformateur·ices, les mal-logé·es inaugurent une nouvelle forme de pauvreté, celle du paupérisme7 : celle-ci n’est plus liée au manque de travail, mais est associée au statut d’insécurité et à l’état de dégradation morale, que l’image du « taudis » véhicule largement. Face au danger potentiel que représente cette population en marge des valeurs de référence pour la société dominante, iels plaident pour une intervention sociale visant à réintégrer ces populations dans la société. La perspective proposée n’est pas celle d’une assistance ouverte aux plus démuni·es en application de la charité chrétienne, mais d’une prévoyance qui sélectionne et soutient les ménages capables d’adhérer à une culture de l’effort8. Effort moral, mais aussi financier, notamment dans le but d’accéder à la propriété, largement plébiscitée.
Ainsi le dispositif HBM vise-t-il, à travers la construction de logements salubres à bon marché, à promouvoir un projet social et des valeurs morales : la réhabilitation de la famille autour de son foyer. Cette intention se traduit par la diffusion de la petite propriété ou encore par la préférence qui est alors accordée au modèle de la maison individuelle avec jardin. Elle se manifeste aussi par la définition de normes d’habiter destinées à redresser les mœurs déviantes des « travailleurs », selon l’expression utilisée dans le corpus législatif sur les HBM.
L’invention de l’habitant·e- coopérateur·ice et de l’habitant·e-locataire
À cette période, émerge aussi l’idée de la « participation des ouvriers » à la production économique9, puis à leur habitat à travers le projet des coopératives. Les premiers dispositifs publics d’intervention en faveur du logement reprennent à leur compte le principe de la coopérative, et cela dès l’adoption de la fameuse loi Siegfried sur les habitations à bon marché en 1894. L’idée même de coopération dans l’habitat puise dans des courants sociaux et idéologiques contrastés, du côté de ses instigateur·ices institutionnel·les ou de ses partisan·es ouvrier·es. Les deux parties ont cependant en commun une méfiance vis-à-vis de l’intervention de l’État. C’est ainsi comme alternative à l’action publique et, au sein du mouvement ouvrier, à l’action patronale et individuelle, qu’est avancée l’idée de coopération reprise par l’économie sociale. L’émergence d’un dispositif politique de construction HBM conduit ainsi à l’invention d’une première figure habitante à l’initiative des pouvoirs publics c’est-à-dire à la reconnaissance politique des ouvrier·es dans le processus de réforme de l’habitat.
C’est là du reste l’un des traits singuliers de cette histoire, que l’invention par les institutions elles-mêmes de cette figure habitante, alors même que la question du logement reste par ailleurs assez peu revendiquée par les mouvements ouvriers eux-mêmes. Deux principaux outils consacrent l’invention de cette première figure habitante, qui se décline sous la forme de l’habitant·e-coopérateur·ice et de l’habitant·e-locataire. Le premier est la constitution de droits nouveaux accordés aux locataires, qui donnent à ces dernier·es, invité·es à se réunir en associations de locataires, un statut et une reconnaissance nouvelle. Le second concerne les coopératives d’HBM qui permettent à ses membres, par un système de mutualisation des cotisations et d’appel à l’emprunt bonifié, d’accéder à la propriété sans avoir recours à la tutelle des employeur·ses.
La constitution des coopératives est portée par une dynamique de compromis de la sphère politique avec les mouvements ouvriers, dans un contexte large de montée en puissance des idées socialistes et démocratiques porté par un siècle de révolution.
CENTRALISATION DES POUVOIRS ET DESSAISISSEMENT
(DES ANNÉES 1930 À 1960)
Dès le lendemain de la Grande Guerre jusqu’aux années 1960, on assiste à un nouvel ajustement des termes et des objectifs de la politique du logement et des modalités de sa mise en œuvre.
La tendance est au glissement vers une réforme généraliste à visée quantitative, centrée sur ’accroissement du nombre de logements produits, dans laquelle la solution coopérative joue désormais un rôle plus mineur, mais où les dispositifs publics comme les offices publics d’HBM, devenus HLM dès 1950, sont amenés à jouer un rôle central10. C’est à propos de cette période qu’Henri Raymond ou encore Henri Lefebvre ont avancé l’idée d’un dessaisissement des habitant·es dans le processus de production du logement, dessaisissement qui concerne à la fois la prise en compte des désirs, des usages ou la participation aux décisions ou au financement.
Pour un logement populaire
Quelques expériences et décisions témoignent pourtant d’une dynamique inverse d’intégration des habitant·es dans le processus de reconstruction. À l’issue de la seconde guerre, une forte mouvance militante en faveur du logement se constitue, qui fait se côtoyer, bien qu’avec des rivalités, des mouvements de tradition chrétienne et ceux de tradition ouvrière. Celle-ci se traduit, par exemple, dans le développement des 25 initiatives dites des Castors ou encore dans le développement des pratiques de squat pour des familles qui ne peuvent pas se loger. La question du logement tend ainsi à devenir, au cours de ces années, un objet de revendications des catégories populaires.
Au sein même de l’appareil d’État, par ailleurs, on relève assez vite la trace de discussions régulières, relatives à une meilleure prise en compte des usages dans la conception des logements11. Cette tendance est particulièrement présente au sein des cercles marqués par les valeurs de la Résistance et les mouvements chrétiens sociaux, qui se constituent en groupe de réflexion et de travail, par exemple le groupe « Urbanisme et architecture » en 1958 du ministère de la Construction. Pierre Sudreau, directeur de la commission sur la construction et l’urbanisme de la région parisienne, puis ministre de la construction, donne l’opportunité à des sociologues, parmi lesquels Paul-Henri Chombart de Lauwe, de se saisir de ces préoccupations et de convaincre les institutions ministérielles d’une meilleure prise en compte des usages dans la conception des logements.
Pierre Sudreau, est également à l’initiative d’une grande consultation populaire au salon des arts ménagers de 1959, dite « l’appartement referendum » pour mieux évaluer les usages des français·es en matière d’organisation des espaces de vie internes aux appartements. Sudreau engage Jeanne Aubert-Picard, très impliquée à la Jeunesse Ouvrière Chrétienne Féminine puis au Mouvement populaire des familles, pour y organiser la représentation des usager·es. À la suite de cette consultation, s’appuyant en outre sur l’enquête de l’Institut national d’études démographiques, sur celles de Chombart de Lauwe et sur ses propres enquêtes, elle fait réaliser par l’architecte Marcel Roux l’appartement correspondant au mieux aux attentes des français·es, celui-ci étant lui-même soumis à avis par le biais d’un référendum. L’opération rencontre un vif succès, au point d’engager une polémique, parmi les architectes, sur leur rôle dans la conception des logements12. Ces initiatives en faveur d’une plus grande prise en compte des habitant·es demeurent toutefois ténues.
L’ÉPHÉMÈRE AVÈNEMENT DE LA FIGURE HABITANTE (DES ANNÉES 1960
AUX ANNÉES 1990)
Au cours des années 1960, plusieurs facteurs conduisent à renforcer ces questionnements sur la participation des habitant·es, qui restaient jusqu’à présent latents : d’un côté la multiplication des critiques des politiques de construction centralisées, et plus largement de l’urbanisme moderne, de l’autre l’émergence de la thématique participative sur la scène publique et politique. C’est dans ce contexte singulier qu’on assiste à l’avènement de « l’habitant·e » (selon le terme employé) comme nouvelle figure politique, à travers les enjeux de participation, dans la réflexion sur l’habitat et la ville. Du fait de son succès, elle vient s’ajouter, pendant une courte période, aux côtés d’autres figures politiques plus installées, celle du·de la producteur·ice (à travers les syndicats dans le monde du travail) et celle du·de la citoyen·ne (à travers les partis dans le monde de la politique représentative)13.
Ce contexte politique conduit à l’effritement des intentions toutes-puissantes de l’appareil d’État et à l’invention du « local », considéré désormais comme une solution pour créer « des lieux de pouvoir et des modalités de décision plus proches des citoyens 14». Cette période correspond aussi au développement des idées participatives et autogestionnaires.
Contre le logement, l’habitat, l’habiter et l’habitant·e
C’est à la nouvelle génération d’architectes et de sociologues urbain·es qui se forme à la fin des années 1960, qu’on doit l’émergence de la notion d’habitant·es elle-même et sa conceptualisation. Ces dernier·es souhaitent tourner leur attention vers les objets architecturaux et urbains qui sont le support des pratiques sociales quotidiennes des français·es : l’habitat bien sûr, mais aussi le pavillon, la ville ancienne etc. 15 Dans son célèbre ouvrage Le Droit à la ville, publié en 1968, manifeste à l’encontre de l’urbanisme moderne, Henri Lefebvre, partie prenante du mouvement étudiant, se fait le théoricien de ces revendications 16. Constatant l’éclatement des centres historiques et la prolifération des banlieues, il dénonce les méfaits de l’urbanisme fonctionnaliste, aliénant et individualisant. La généralisation de la marchandise par l’industrialisation aurait entraîné la destruction de la ville vécue et la dégradation du vivre social dans l’habiter. L’idéologie dominante serait seulement de construire pour répondre au besoin fonctionnel de se « loger » et ne prendrait plus en compte le social ou la socialité qui constituent la vie urbaine. Il en appelle à la réinvention d’une centralité urbaine, susceptible de restaurer la fonction ludique de la ville (qu’il appelle aussi le supra-fonctionnel ou trans-fonctionnel) non prise en compte par l’urbanisme moderne : une ville support de désirs, d’image et d’appropriation. Il plaide ainsi pour l’introduction des sciences sociales dans la production urbaine, la participation des résident·es et une réhabilitation de « l’habiter ».
La question de « l’habitant, de l’habitat et de l’habiter » comme figure de la participation politique, pour reprendre encore les termes de Lefebvre dans Le Droit à la ville, prend forme dans ce contexte politique, urbain et philosophique singulier. Elle est ensuite diffusée très largement dans le milieu des jeunes professionnel·les de l’architecture et de l’urbanisme pour désigner les approches attentives au local, à la participation des « habitant·es » voire à l’auto- gestion. À partir du milieu des années 1970, ces nouveaux·lles militant·es s’orientent vers des registres d’action moins radicaux ; leurs actions se transforment, sous l’influence de ces idées.
« Militer, c’est [alors] transformer humblement le quotidien : donner des cours de gestion aux locataires, leur expliquer les règlements ministériels, organiser des rencontres conviviales […] »17. Iels délaissent et souvent s’opposent à la rhétorique de classe des grandes associations de locataires, comme la CNL (confédération nationale du logement) par exemple, structurée autour de revendications économiques, de même que ses pratiques issues de la tradition ouvrière.
L’institutionnalisation de la participation
Du fait de l’intégration de ces nouvelles générations dans les milieux professionnels et institutionnels, ces réflexions sont relayées au sein même de l’appareil d’État. Elles conduisent à l’émergence de plusieurs initiatives nouvelles, parmi lesquelles la constitution, dès 1973, du groupe de réflexion sur la vie sociale dans les grands ensembles porté par Robert Lion et son réseau des « modernisateurs ». Ce groupe donne une place centrale à la question de la partici- pation. Les expérimentations qui l’ont suivies donnent lieu au programme « Habitat et Vie sociale » (HVS), lors duquel des interventions sociales, globales et participatives étaient mises en œuvre de manière expérimentale. Ce programme est institutionnalisé et mis en œuvre de façon élargie à partir de 1977, par le gouvernement de droite libérale porté par Raymond Barre, mais l’accent est désormais réorienté sur la question de l’obsolescence du bâti et le rééquilibrage du peuplement.
L’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981 change (temporairement) la donne. Les procédures HVS sont reprises en main par les « modernisateurs » et celleux qui en avaient été évincé·es. L’ambition est de développer la démocratie locale et d’impliquer les habitant·es, d’expérimenter de nouvelles manières de voisiner et de vivre dans ces quartiers, en même temps que sont engagées des interventions techniques sur le bâti.
Ces programmes portent un double héritage, l’inspiration populiste et autogestionnaire du christianisme social et l’inspiration techniciste et participatif des Groupes d’Action Municipale, incarné par Hubert Dubedout. Pour autant, l’impression générale, du côté des acteur·ices public·ques, des habitant·es, comme des chercheur·ses, est souvent celle d’une certaine déception par rapport à ces dispositifs participatifs, au point que Philippe Warin a pu écrire, en 1995, sur « l’impossible participation des habitants » dans les HLM18. Les dispositifs participatifs mis en œuvre ne permettent pas, selon lui, de répondre aux objectifs de la politique de la ville (mener une politique transversale avec les habitant·es comme partenaires) et de transformer les modes de décision « au profit d’une meilleure adéquation avec l’expression des populations ».
La position ambivalente des représentant·es de locataires
Cette période (années 1980 et 1990) apparaît également très ambivalente pour les association de locataires qui ont pendant longtemps porté les revendications des résident·es en matière de logement. De nouvelles dispositions législatives sont adoptées, qui leur accordent un poids sans précédent, avec la loi Quilliot de 1982 et les textes suivants, notamment celui de 1986. Les associations de locataires siègent de nouveau aux conseils d’administration des organismes de logement social et sont pourvues de moyens financiers. Pour autant, leur position se fragilise. Le profil des leader·ses associatif·ves tend à s’éloigner de celui du reste de la population HLM dont iels sont censé·es garantir les intérêts19. Plusieurs enquêtes les décrivent comme étant souvent constituées de personnes âgées, blanches, porteuses de capitaux culturels plus élevés, sensibles aux enjeux de gouvernance et aux questions politiques. Cette déconnexion pose d’autant plus question que les salarié·es des bailleurs tendent à ne considérer comme interlocuteur·ices valables que les locataires élu·es, en raison du système de démocratie représentative sur lequel est fondé l’incorporation des habitant·es dans le système décisionnaire des HLM20.
VERS UNE INDIVIDUALISATION DE LA PRISE EN COMPTE DES HABITANT·ES
(À PARTIR DES ANNÉES 1980)
Dans le logement social, de nouvelles initiatives participatives sont mises en place à l’initiative des organismes HLM. Mais elles tendent à une plus grande individualisation de la prise en compte des locataires et de leurs demandes ; elles contribuent ce faisant à la fragilisation des collectifs de locataires.
Les « client·es »
La diffusion de nouvelles méthodes de management inspirées du « new public management » au sein des organismes HLM contribue, dans les années 1980, à donner un souffle nouveau aux questions de participation21. Ces réflexions sont engagées en parallèle des actions menées, à l’échelle du quartier, dans le cadre de la politique de la ville. Ce renouveau fait émerger la diffusion de la notion de « client·e » pour qualifier les résident·es des HLM dès le début des années 1980. Dans ce cadre rhétorique nouveau, la participation est envisagée comme un instrument clé de la modernisation du monde HLM. Les discours des dirigeant·es et technicien·nes de l’Union HLM insistent ainsi sur la nécessité de travailler avec les locataires, notamment dans le cadre de démarches participatives, pour que celleux-ci s’impliquent dans l’amélioration continue du service rendu. Si cette approche permet alors d’engager, du côté des organismes HLM, des démarches en vue de l’amélioration de la qualité des logements, elle ouvre aussi la voie à une reformulation profonde du rôle attribué aux habitant·es et à sa dimension politique. Les locataires sont désormais appelé·es « à se considérer et à se comporter comme des clients, demandeurs de qualité, évaluateur des prestations et coproducteurs tout autant que coresponsables de la qualité du service qui leur est fourni »22. Mais cette approche nouvelle efface la question de l’accès des locataires à la sphère décisionnelle de l’organisme lui-même et à une forme de partage de pouvoir entre logeur·ses et logé·es, comme cela était revendiqué à la fin des années 1960. Ainsi la question du service rendu au·à la client·e induit une forme de dépolitisation de la participation habitante et des rapports locatifs. Les locataires ne sont plus considéré·es comme acteur·ices d’une politique d’intérêt général ui les concerne, mais sont réduit·es à un rôle de consommateur·ice (même impliqué et exigeant) d’un logement devenu produit, régi par des règles contractuelles.
Les « exclu·es »
À cette période (fin des années 1980), une nou- velle offre de participation s’oriente en parallèle en direction des locataires « spécifiques » ou, pour le dire autrement, des locataires les plus vulnérables (ménages monoparentaux, personnes vieillissantes etc.). La revue Esprit, liée à la DIV (Délégation interministérielle à la ville), est un des lieux où se forge la notion d’exclu·es. Le sociologue Alain Touraine, qui contribue for- tement à sa conceptualisation et à son succès, en fait une nouvelle clé de lecture du monde social, dès lors que les approches en termes de classes s’érodent. « Nous vivons [écrit-il] le passage d’une société verticale que nous avons pris l’habitude d’appeler une société de classes avec des gens en haut et des gens en bas, à une société horizontale où l’important est de savoir si on est au centre ou à la périphérie ». Selon cet axe de lecture, la périphérie, c’est la banlieue. Elle remplace l’usine comme lieu de révélation des inégalités et de constitution de la pauvreté. Qu’elles concernent les « client·es » ou « les exclu·es », ces reconfigurations qui émergent au cours des années 1990 au sein du monde HLM, annoncent la reformulation à venir de l’État assurantiel français, sur la base (détournée) des valeurs portées par 1968 : l’accent est fortement porté sur l’individu·e, envisagé·e d’après ses caractéristiques sociales « spécifiques » comme d’après ses demandes (sa satisfaction relative à la qualité de service par exemple), au détriment d’approches plus collectives de sa condition. Ces impératifs d’individualisation contribuent au glissement d’un système social universel fondé sur l’égalité à un système social visant l’équité, réduit à la prise en charge des plus pauvres. La notion de participation, présente dans la rhétorique du·de la « client·e » comme dans celle de « l’exclu·e », engage en outre l’idée d’une solidarité active, liée à l’enjeu de responsabilisation de chacun·e, qui ne fait qu’accentuer cette perspective individualiste.
VERS UNE RECONFIGURATION DES POLITIQUES FAVEURS DU LOGEMENT
L’habitat tendrait-il aujourd’hui à devenir l’un des lieux où se reconfigure l’expression du politique ? Alors que les deux voies historiques d’accès au débat démocratique faiblissent, celles du·de la citoyen·ne (partis) et du·de la travailleur·se (syndicats), il semble que l’espace de la vie quotidienne en vienne à devenir un support central des investissements sociaux et collectifs : à travers les enjeux liés à l’habitat, le voisinage, le quartier, le chez soi au sens large, on voit émerger de nouvelles formes d’engagement.
Ces tendances ont conduit récemment à la reconnaissance récente des sociétés dites « d’habitat participatif» dans la loi ALUR (« Accès au logement et à un urbanisme rénové ») adoptée le 20 mars 201423. Cette loi institue, dans un chapitre spécifique, l’existence de nouvelles filières de production de l’habitat, l’autopromotion et la coopérative d’habitant·es, visant à proposer des alternatives à la promotion immobilière privée ou sociale classique, en accordant une place importante à la participation. La reconnaissance de « l’habitat participatif » est le produit d’une rencontre singulière entre un nouveau mouvement issu de la société civile, et une nouvelle génération d’acteur·ices politiques arrivée au pouvoir au début de la décennie 2010 24. Ces dispositions récentes contribuent au développement d’écosystèmes locaux et à l’ouverture d’espaces de dialogue plus horizontaux laissant place aux habitant·es. Ce retour dans le passé révèle à la fois la diversité et le caractère intriqué des registres d’interactions entre pouvoirs et habitant·es dans les politiques du logement. Celles-ci vont du compromis, pour la première période, jusqu’au partenariat, pour l’épisode de l’habitat participatif, en passant par l’opposition dans la proximité (ce qui est une autre manière de traduire la célèbre expression de Michel Amiot « tout (contre) ») qui caractérise les années 1970 et 1980. Cette lecture invite à porter de l’attention aux multiples « espaces intermédiaires » 25, soit aux points de rencontre, où s’engagent, à différentes échelles, ces perméabilités entre espace des pouvoirs et monde des habitant·es. Ces perméabilités, dans leur diversité même, sont autant d’occasions de remplir des « fonctionnalités démocratiques », selon une expression de Pierre Rosanvallon, en ce qu’elles permettent que se recompose le lien entre pouvoirs et société. Pourtant il ne faudrait pas conclure de cette histoire rapide que les voix des habitant·es ont été et sont aisément prises en compte dans le champ de la production du logement. Ni même que la construction d’un processus de participation s’élabore de façon linéaire ; elle semble relever bien davantage « de l’exploration d’un problème à résoudre » pour reprendre l’expression de Pierre Rosanvallon, tant les processus de participation s’avèrent peu solides dans le temps. Le travail de la démocratie est un combat sans fin et sans relâche mais qui mérite d’être engagé.
- Claude, Viviane. 2006. Faire la ville : les métiers de l’urbanisme au XXe siècle. Marseille: Parenthèses. ↩︎
- Fijalkow, Yankel. 1998. La construction des îlots insalubres : Paris 1850-1945. Paris : L’Harmattan. ↩︎
- Christian Topalov écrirait que le logement n’est pas une marchandise comme les autres.
Voir : Topalov, Christian. 1987. Le logement en France: histoire d’une marchandise impossible. Paris : Presses de Sciences Po.
↩︎ - Topalov, Christian (Dir.). 1999. Laboratoires du nouveau siècle : la nébuleuse réformatrice et ses réseaux en France, 1880- 1914. Paris : Éditions de EHESS.
↩︎ - JO. Chambre. Annexe n° 2375. « Rapport fait au nom de la commission chargée d’examiner la proposition de loi de M. Jules Siegfried et plusieurs de ses collègues, relative aux habitations ouvrières, par M. Jules Siegfried, député ». P. 229. ↩︎
- Le Play, Frédéric. 1866. La réforme sociale en France déduite de l’observation comparée des peuples européens. Paris : E. Dentu. ↩︎
- Castel, Robert. 1995. Les métamorphoses de la question sociale : une chronique du salariat. Paris : Fayard. ↩︎
- Groux, Guy et Catherine Lévy. 1993. La possession ouvrière : du taudis à la propriété (XIXe-XXe siècle). Paris : L’Atelier — Éditions ouvrières. ↩︎
- Cheysson, Emile. 1889. « L’économie sociale à l’Exposition universelle de 1889. Communication faite au Congrès d’économie sociale le 13 juin 1889 ». La Réforme sociale. ↩︎
- Cela n’empêche pas le maintien voire le développement, à la fin des années 1920, de la propriété individuelle à travers les sociétés de crédit immobilier. En pratique, la loi Loucheur (1928) qui débloque des crédits importants pour les HBM finance à parts égales la production de logements construits par des offices et des pavillons. Voir Carriou, Claire. 2007. Loger les ménages et aménager l’espace urbain ? Les politiques d’habitations à bon marché et la question de l’intégration territoriale du logement social (1889-1939). Thèse de doctorat, UPEC, France. Institut d’urbanisme de Paris / Université Paris-Est Créteil Val de Marne. P.49. ↩︎
- Newsome, Betty Jean. 2005. «The ‘‘Apartment Referen- dum’’ of 1959 : Toward Participatory Architectural and Urban Planning in Postwar France ». French Historical Studies, 28, 2. Pp. 329-358. ↩︎
- Ibid. ↩︎
- Estèbe, Philippe. 2002. « L’habitant, ou le cher disparu. Disparition, apparitions et résurgences de l’habitant comme figure de la participation politique en France ». Les cahiers de la sécurité intérieure, 49. ↩︎
- Hatzfeld, Hélène. 2005. Faire de la politique autrement: les expériences inachevées des années 1970. Paris: Adels. P.181. ↩︎
- Raymond, Henri et Marie-Geneviève Dezès, Nicole Haumont, Antoine Haumont.1966. L’habitat pavillonnaire. Paris : Centre de Recherche d’Urbanisme. ↩︎
- Lefebvre, Henri. 1968. Le Droit à la ville. Paris : Anthropos. ↩︎
- Bachmann, Christian et Nicole Le Guennec. 1998. Violences urbaines : ascension et chute des classes moyennes à travers cinquante ans de politique de la ville. Paris: Albin Michel. P.298. ↩︎
- Warin, Philippe. 1995. « Les HLM : impossible participation des habitants ». Sociologie du travail, 37, 2. Pp. 151-176. ↩︎
- Leclercq, Benjamin. 2021. « Le développement social urbain dans les HLM : entre substitution et contournement de la mobilisation autonome des habitants ». Démobiliser les quartiers populaires.
↩︎ - Anselme, Michel. 2000. Du bruit à la parole : la scène politique des cités. La Tour d’Aigues : L’aube.
↩︎ - Demoulin, Jeanne. 2014. « Du locataire au client, tournant néolibéral et participation dans la gestion des HLM ». Participations, 10, 3. Pp. 13-37. ↩︎
- Ibid. P.57. ↩︎
- Loi n°2014-366 du 24 mars 2014 pour l’accès au logement et un urbanisme rénové. ELI : https://www.legifrance.gouv.fr/ eli/loi/2014/3/24/ETLX1313501L/jo/texte ↩︎
- Carriou, Claire et Anne d’Orazio. 2015. « “L’habitat parti- cipatif”, quand les institutions militent ». Socio-anthropologie, Pp. 139-154. ↩︎
- Chatriot, Alain et Claire Lemercier. 2002. « Les corps intermédiaires », dans Duclert, Vincent et Christophe Prochasson (dirs.). Dictionnaire critique de la République. Paris : Flammarion. Pp. 691-698. ↩︎

Voir www.jf-batellier.com





Dessin de Francis Bernard. Centre National de la Recherche Scientifique, BEDOS et Cie



