Liz Christy dans le premier jardin communautaire du Lower East Side de New York en 1975. © Donald Loggins
Deux green guérillero·as discutant des graines à semer. Beaucoup des espèces sélectionnées sont issues de semences locales et/ou biologiques (ici Kokopelli) ou de plants destinés à être jetés (dans les cimetières ou lors des foires aux plantes) © Hugo Rochard, 2019

La Green Guérilla. Un jardin contestataire

Hugo Rochard est docteur en géographie et en aménagement, et chercheur associé à l’UMR LADYSS (laboratoire Dynamiques sociales et recomposition des espaces) (★★★)

Liz Christy dans le premier jardin communautaire du Lower East Side de New York en 1975. © Donald Loggins

Nous sommes à la fin de l’année 1973, Liz Christy, artiste-peintre, accompagnée de plusieurs ami·es jardinier·ères, investit un terrain vague à l’angle de Bowery et Houston Street à Manhattan. Autoproclamé « Green Guerillas », ce collectif avait pris l’habitude d’installer des jardinières sur la voie publique et de lancer des « seed bombs » (bombes à graines) pour transformer les espaces d’un quartier à l’abandon, sans attendre la permission des pouvoirs publics. Actrice du mouvement libertaire des années 1970, Liz Christy était une fine observatrice de l’état de délabrement du Lower East Side où elle habitait1. Il faut dire que le New York d’alors ne ressemble pas beaucoup à celui que les touristes traversent de nos jours : la municipalité est en faillite financière, la criminalité atteint un niveau très élevé et les espaces vacants comme les parcs publics servent de décharge à ciel ouvert. C’est dans ce contexte que la green guérilla, appelée aussi guerilla gardening, prend son essor. C’est aussi précisément sur ce terrain vague, premier jardin communautaire reconnu par les autorités, que naît un mouvement militant qui traversera les frontières.

Il est 11 heures, nous sommes le 1er novembre 2019 à Paris. Un collectif de parisien·nes et de banlieusard·es se réunit autour d’un talus enherbé, au bord du canal Saint-Martin dans le 19e arrondissement. Cet espace n’était qu’une pelouse rase il y a quelques années, avant que Gaby, fondateur du groupe de guérilla gardening France, n’y intervienne. Les 10 personnes qui sont là, bêchent, nettoient, plantent, sèment, sans autorisation officielle. Leur collectif n’a pas de statut formel, seulement une page sur les réseaux sociaux. Plus de 40 ans et 5 800 km séparent l’action collective de Christy et ses camarades de celles des green guérillero·as parisien·nes. Pourtant, l’esprit n’a pas véritablement changé : pour ces habitant·es, il s’agit de subvertir les normes publiques en matière d’aménagement des espaces urbains, tout en transformant son environnement, toujours sur le mode du piratage.

Notre enquête s’est déroulée tout au long de l’année 2019, à travers le suivi de ce groupe parisien sur plusieurs événements de jardinage collectif. Huit sessions de participations et d’observation nous ont permis de comprendre les ressorts de l’action de la green guérilla dans le Paris contemporain.

Un jardinage militant et contestataire

À l’origine du mouvement, il y a plusieurs sources d’inspirations anarchistes, anticapitalistes, environnementalistes. Une « petite guerre » est menée contre la privatisation des espaces urbains, contre l’uniformisation des paysages, la disparition du vivant, contre la normalisation des pratiques ordinaires2. Or, dans les années 2010, à Paris, les pratiques habitantes de végétalisation sont progressivement institutionnalisées et finissent même par s’inscrire dans un nouveau discours public pro-nature en ville3. Les green guérillero·as que nous avons rencontré·es, elleux, refusent la logique d’institutionnalisation en s’opposant notamment aux permis de végétaliser mis en place par la municipalité parisienne en 2015. Ceux-ci sont vus comme une contrainte au libre investissement de l’espace public. Pour Gaby, le fondateur du collectif, ces permis reposent sur une démarche individuelle et administrative, une tentative de « mise aux normes » qui dit quoi et où planter, là où jardiner sur l’espace public devrait être un droit tacite et inaliénable pour tous·tes les citoyen·nes. Bien que très discrète et n’attirant que quelques dizaines de militant·es, la green guérilla continue d’être une forme de désobéissance civile. S’inscrivant dans un combat politique plus large, elle finit même par rejoindre d’autres luttes, féministes ou antispécistes4. C’est bien l’art des « tactiques » et ces façons de ruser avec les cadres institutionnels et l’« ordre spatial » 5qui sont mobilisés dans la green guérilla. Mais c’est aussi le paradoxe d’une pratique qui se veut subversive et discrète : comment visibiliser et défendre sa cause tout en restant sur un mode d’action informelle et ancrée dans les espaces de vie du quotidien ? Ainsi Gaby déplore que plusieurs sites investis par les militant·es soient détruits, même par accident, par les jardinier·ères de la Ville de Paris.

Jardiner peut être un pouvoir, un moyen d’action contre une forme de domination, jusqu’à ce qu’il atteigne ses limites au moment de se confronter à la « machine institutionnelle » de la gestion des espaces verts urbains.

COMMENT FAIRE UNE BOMBE À GRAINES …

ET SURTOUT OÙ LA LANCER ?

La recette de la bombe à graines est assez simple : 1/3 de terreau, 2/3 d’argile, des graines et un peu d’eau. Mélangez le terreau et l’argile, ajoutez les graines puis humidifier le tout pour former une boule. Laissez sécher 24 heures pour que la bombe gagne en robustesse. Privilégiez des graines de fleurs locales ou de trèfles qui apporteront de l’azote dans le sol. Le collectif parisien rencontré favorise des plantes vivaces ou bisannuelles résistantes à la sècheresse, aux sols pauvres en matière organique et avec un système racinaire traçant (comme les rhizomes). Pour d’autres guérillero·as, l’enjeu est celui de l’auto-suffisance alimentaire : il faut montrer que les terres non-utilisées, y compris en ville, sont cultivables. On choisira alors des légumes vivaces et rustiques comme le poireau perpétuel ou des plantes aromatiques. Si le terrain est accessible, on préférera planter ces végétaux en pleine terre, plutôt que de les semer.

Mais encore, comme toute action de guérilla, une bombe à graines doit avoir une destination. En plus du symbole, l’espace qui va l’accueillir est rarement choisi au hasard. C’est souvent un lieu que vous voudriez voir transformé, amélioré, embelli, grâce aux végétaux qui y sont en germe. Historiquement, les green guérillero·as préfèrent les espaces accidentés, pollués, clôturés, interdits au public ou dont la privatisation pose problème. Ce sont des friches en attente d’être bâties, des bandes enherbées trop tondues, des talus abandonnés… L’enjeu est d’inverser une dynamique de délaissement par une intervention discrète et rapide : tout est dans le geste et son contexte. Richard Reynolds, par exemple, raconte comment une habitante de San Diego (États-Unis) prenait l’habitude de jeter des dizaines de bombes par la fenêtre de sa voiture, en soirée, pour rester efficace et furtive.

PLUS QU’UNE RÉAPPROPRIATION COLLECTIVE, UNE MISE EN COMMUN

Sur un plan symbolique, la green guérilla n’est pas qu’une façon de reprendre possession de l’espace public, mais avant tout une tentative pour l’ouvrir à de nouveaux usages et de nouvelles possibilités d’émergence pour le vivant. C’est mettre en commun (au sens propre) des espaces urbains avec des natures urbaines : redonner sens à l’action de végétalisation en résistant contre la dégradation de notre environnement quotidien.

C’est offrir une nouvelle vie aux délaissés en faisant alliance avec certaines espèces pour mieux pérenniser l’action collective qui va au-delà de l’humain6. On le voit lorsque les membres du collectif discutent des meilleures plantes à favoriser comme le souci (Calendula officinalis), des espèces de pollinisateurs qu’elles devraient attirer, de celles qui sont à tailler comme l’ailante (Ailanthus altissima), ou quand iels évoquent les terriers de rats, avec lesquels il faut composer pour stabiliser le sol.

Une constance que l’on retrouve dans le mouvement depuis ses origines new-yorkaises jusqu’à sa traduction parisienne, réside dans la valorisation de l’action collective et la revendication d’un droit à végétaliser, comme un droit d’expression politique, pouvant être pratiqué par tous·tes. Il s’agit toujours de montrer, discrètement mais bien effectivement, qu’un espace urbain alternatif, spontané, plus ascendant (ou rhizomique), peut éclore.

Dans un essai, nous parlons de l’environnementalisme ordinaire pour regrouper et qualifier toutes ces pratiques qui redonnent du pouvoir aux citoyen·nes sur le devenir de leur milieu de vie7. La green guérilla en est une qui interroge tout particulièrement la légitimité des acteur·ices institutionnel·les à décider et à agir seul·es sur nos espaces de vie. Elles mettent en lumière les excès du contrôle bureaucratique des actions habitantes. Alors que la démocratie participative semble s’instituer, ces pratiques informelles, exercées en dehors des procédures réglementées, continuent de donner un souffle politique à la renaturation des villes. La green guérilla, toujours en proie à la normalisation, change finalement de formes à l’heure de l’effondrement du vivant et de l’inaction écologique. Les guérillero·as sortent de leurs quartiers et viennent grossir d’autres mouvements qu’il s’agisse d’Extinction Rebellion, des Soulèvements de la Terre ou des Jardins à Défendre (JAD). Iels continuent leur combat : jardiner c’est résister ★

Deux green guérillero·as discutant des graines à semer. Beaucoup des espèces sélectionnées sont issues de semences locales et/ou biologiques (ici Kokopelli) ou de plants destinés à être jetés (dans les cimetières ou lors des foires aux plantes) © Hugo Rochard, 2019
  1. Voir le site lizchristygarden.us, « Liz Christy Community Garden » ↩︎
  2. Reynolds, Richard. 2008. On Guerrilla Gardening : A Handbook for Gardening Without Boundaries (1ère édition). Bloomsbury USA. ↩︎
  3. Baudry, Sandrine. 2015. Gestion environnementale de la voie publique par les citoyens : Mise en relation des discours officiels et des pratiques quotidiennes locales à Paris et New York City. Beringuier, Philippe, Frédérique Blot, Bertrand Desailly et Mehdi Saqalli. Environnement, politiques publiques et pratiques locales. p. 51-69. ↩︎
  4. Damblé, Ophélie et Cookie Kalkair. 2019. Guerilla green : Guide de survie végétale en milieu urbain. Steinkis. ↩︎
  5. Certeau, Michel de. 1990. L’invention du quotidien. Gallimard.
    ↩︎
  6. Balaud, Léna et Antoine Chopot. 2021. Nous ne sommes pas seuls : Politique des soulèvements terrestres. Éditions du Seuil. ↩︎
  7. Blanc, Nathalie, Cyria Emelianoff et Hugo Rochard. 2022. Réparer la Terre par le bas. Manifeste pour un environnementalisme ordinaire. Le Bord de l’eau. ↩︎