Paola Lucan est architecte diplômée de l’EPFL à Lausanne en Suisse et du Master urbanisme de Sciences Po Paris. Depuis 2019, elle est associée au sein de l’agence Seyler & Lucan1. La question du logement et la compréhension des phénomènes urbains ont toujours été au coeur de ses préoccupations. Elle est maîtresse de conférences à l’ENSA Normandie dans le champs « Ville et Territoire » (★★★)
LE NON FIGÉ, L’INDÉTERMINÉ : LA VIE DU LOGEMENT
La grande dualité de la question de l’habitation est qu’elle correspond à la fois à une expérience sensible, vécue, déterminée par des dispositifs architecturaux qui structurent l’espace, mais qu’elle est aussi suffisamment indéterminée et ouverte pour permettre aux futur·es habitant·es de s’approprier leur logement. L’habitationre pose donc sur cette ambivalence etsur la recherche d’un équilibre entre ce qui est de l’ordre du définitif et ce qui est de l’ordre de l’ouvert et qui renvoie de fait à une certaine forme d’imprévisibilité et de souplesse. D’un côté, l’architecture impose une structure, un cadre défini qui guide l’expérience quotidienne : la disposition des pièces, la luminosité, et même les matériaux utilisés influencent notre perception et notre comportement dans l’espace. Ces éléments façonnent une certaine stabilité, permettant une vie organisée et fonctionnelle. D’un autre côté, cette structure spatiale doit aussi être suffisamment flexible pour accueillir les besoins et les désirs variés des habitant·es. Chaque individu·e ou famille apporte ses propres pratiques, ses émotions et ses souvenirs, ce qui permet une appropriation unique de l’espace. Ce caractère indéterminé de l’habitation est fondamental : il offre une marge de manœuvre pour la personnalisation, la transformation et l’évolution des espaces au fil du temps.
Dans leur ouvrage publié en 1957, Small Pleasures of Life, Alison et Peter Smithson présentent une série de croquis qui illustrent des situations quotidiennes, mettant en lumière le plaisir d’habiter. Ces dessins, loin de s’inscrire dans un plan rigide ou prédéfini, invoquent plutôt des éléments architecturaux simples, tels que la fenêtre, la lumière ou encore le cadre d’une porte. Ces détails, loin d’être anodins, deviennent des instruments de lecture qui révèlent la manière dont l’espace peut être vécu au quotidien. Loin de se limiter à une simple fonction utilitaire, le logement se transforme ici en un terrain d’expériences sensorielles et émotionnelles, renvoyant directement à la notion d’appropriation de l’espace. En effet, le logement ne se résume pas à une simple enveloppe fonctionnelle ; il est un lieu de pratiques, d’usages et d’émotions. Nous abordons la question du logement non seulement à travers un travail sur la morphologie urbaine, la typologie et la conception du plan, mais aussi en prenant en compte la dimension essentielle de l’usage, du quotidien. Ce dernier aspect revêt une dimension particulièrement stimulante, car il nous invite à réfléchir à la manière dont l’architecture peut répondre aux besoins invisibles, souvent plus personnels et subjectifs, des habitant·es. On peut dire que le non-figé, l’indéterminé, est ce qui questionne le processus de projet. Au sein de l’agence Seyler & Lucan Architectes, nous esquissons des scènes de vie par l’intermédiaire du plan, des élévations, des croquis, mettant ainsi en valeur l’occupation et la fluidité des différents espaces. Ces derniers ne sont pas seulement conçus comme des volumes isolés, mais comme des éléments dynamiques qui déterminent le vécu au quotidien. L’intérieur devient ainsi un espace particulièrement habité, non seulement par les occupant·es, mais également par les activités, les émotions, les perceptions, les relations qui s’y déroulent. L’architecture n’est plus perçue uniquement comme une structure statique ; elle se transforme en un catalyseur d’expériences et d’interactions humaines. La vie vient habiter l’architecture.
LA PERMANENCE DES PIÈCES ET DES TYPOLOGIES
Si nous reprenons la longue séquence del’histoire du logement, nous constatons une pérennité typologique. Les pièces qui composent l’habitation sont définies et sont restées longtemps immuables. Les éléments composant le logement sont toujours et encore aujourd’hui l’entrée, la pièce à vivre, la cuisine, la salle de bain, la ou les chambres. Ces pièces représentent les éléments typologiques constants de notre environnement domestique, et leurs relations ne cessent d’encadrer nos pratiques quotidiennes. On continue de dormir dans une chambre, de se laver dans une salle de bain, de préparer un repas dans la cuisine, de se prélasser dans un canapé, dans le salon. À travers le temps,les fonctions et les caractéristiques des pièces ont connu une évolution lente et peu de profonds bouleversements.
En effet, on ne connaît pas l’origine d’un type. Celui-ci provient à un moment donné d’une adéquation entre une forme et un mode de vie. L’appartement « bourgeois » classique a fait son apparition avec l’immeuble haussmannien au 19e siècle, il se compose d’une pièce de séjour, d’une salle à manger (partie réception), séparée des chambres, distribuées par un couloir, au bout duquel se trouve la cuisine et la pièce d’eau. Cette disposition spatiale était consensuelle. Le type relève de l’anthropologie dans la mesure où il se réfère au mode de vie. Prenons un exemple plus proche. La cuisine a aujourd’hui tendance à disparaître des plans de logement. Elle est remplacée par un « coin cuisine ». Cette variation correspond à une demande économique, à un changement des modes de vie, etc. De ce fait apparaît un nouveau « type » de logement sanscuisine isolée. Le type diffère du modèle. Le modèle est expérimental, il n’a pas vocation à devenir universel.
Jean Nouvel à Nemausus, Lacaton-Vassal, Sophie Delay expérimentent des modèles, qui permettent la réflexion, enrichissent le débat, mais ne sont pas forcément reproductibles à grande échelle. La grande majorité des architectes qui construisent des logements essayent de faire bouger les lignes fixes des typologies — avec difficultés. Certain·es architectes arrivent exceptionnellement à expérimenter de nouveaux modèles, qui répondent àune maîtrise d’ouvrage ambitieuse.
Pour concevoir un plan de logement, il est indispensable de se remettre sans cesse à l’ouvrage, et de questionner indéfiniment la typologie des logements. C’est un travail minutieux, laborieux. Prenons l’exemple du logement traversant, qui est apparu au début du 20e siècle, notamment à travers les Habitations à Bon Marché (HBM). Ces logements étaient généralement constitués de trois espaces principaux : la salle à manger, les chambres et les pièces d’eau (cuisine, salle de bain) organisés dans une configuration simple et compacte, souvent sur un plan étroit. L’idée était de maximiser l’utilisation de l’espace, tout en permettant une circulation d’air et de lumière grâce à la disposition traversante.
Avec l’essor des grands ensembles à partir des années 1950-1960, ce modèle de logement traversant perdure, mais il connaît des améliorations. L’un des changements majeurs concerne l’intégration de l’espace extérieur, avec la création de balcons, de loggias, offrant aux habitant·es une relation directe à l’extérieur. Ces aménagements visent à améliorer la qualité de vie, tout en répondant à des préoccupations de confort et de bien-être. Aujourd’hui, la typologie du logement traversant n’a pas été remise en question, elle continue de s’inspirer de ce modèle traditionnel. Les améliorations portent principalement sur les principes constructifs et les matériaux employés. En effet, les propositions se concentrent sur la durabilité, l’efficacité énergétique, la ventilation naturelle. L’espace doit être optimisé pour répondre à des besoins actuels, comme par exemple l’accessibilité ou la mutabilité des pièces. La structure de base du logement traversant reste un standard qualitatif dans la conception des logements contemporains.
LA PRISE EN COMPTEDE LA DOMESTICITÉ
Dans une période récente, la crise sanitaire duCovid nous a placé dans une réalité bien plusprosaïque. « Restez chez vous » était devenu lemot d’ordre pour combattre efficacement la pandémie. La planète entière a été confinée dans son logement. Expérience unique, impensable, qui a mis en évidence les manques, les difficultés à vivre dignement dans son logement. Les logements étaient trop petits, mal adaptés à une vie en communauté mais aussi à un besoin d’intimité. Le logement devrait pouvoir concilier le désir de solitude et le désir de vivre ensemble. Le besoin de prendre en compte l’habitant·e n’est jamais apparue de façon aussi flagrante.
Aujourd’hui, les modes de vie évoluent, on se fait livrer des plats tout cuisinés, chacun·e regarde son film dans son coin sur son ordinateur, on ne vit plus forcément au même rythme. Les familles sont souvent recomposées, monoparentales. La technologie est entrée dans nos vies quotidiennes, mais la spatialité des logements n’a pas bougé. Le télétravail s’est invité dans le logement, modifiant son usage et sa perception ; l’espace privé a d’un seul coup accueilli vos collègues, vos interlocuteur·ices Teams, dans votre séjour, dans votre cuisine, voire même dans votre chambre… L’espace du logement était depuis toujours considéré comme l’espace de l’intimité, du personnel. Le travail par le biais d’un ordinateur est entré dans l’espace privé, sans limite spatiale. On accumule les usages, sans penser à l’évolution des typologies. Les typologies relèvent souvent de l’ordinaire, mais souvent dans le sens négatif de ce terme. Un plan ordinaire signifie aujourd’hui un plan type, imposé par les promoteur·ses. Les pièces, les chambres sont réduites à la surface minimale imposée par la législation. Atteindre la surface de 65 m2 pour un logement de 3 pièces est devenu souvent difficile. Il faut bidouiller un appartement, à la base plutôt généreux, pour le réduire à son strict minimum qui avoisine moins de 60 m2.
Un point positif ces dernières années réside dans la prise de conscience croissante de l’importance des espaces extérieurs. Il ne s’agit plus simplement d’ajouter un petit balcon ou une terrasse, mais de concevoir un véritable espace fonctionnel, comparable à une pièce à part entière. Ces espaces extérieurs sont désormais conçus pour être polyvalents, permettant une multitude d’activités : manger, travailler, lire, se reposer. Ils ne sont plus vus comme de simples prolongements de l’intérieur, mais comme espaces en soi, capables d’apporter une réelle valeur ajoutée à la qualité de vie.
Ces espaces extérieurs ont également un rôle essentiel en tant que « filtre » entre l’habitation et la ville. En agissant comme une sorte de zone tampon, ils permettent d’établir une mise à distance avec le bruit, la pollution et la densité urbaine, tout en offrant une transition douce entre l’espace privé et l’espace public. Cette notion de séparation et de protection, ouverte sur l’extérieur, devient un enjeu majeur de l’architecture contemporaine.
À LA RECHERCHE D’UNE ATMOSPHÈRE
À l’agence, notre travail se concentre en grande partie sur la question du plan et de la typologie des logements. Nous abordons la conception du logement en partant de l’organisation des espaces intérieurs, car nous sommes convaincu·es que la qualité de l’habitat découle en grande partie de la manière dont les pièces sont agencées et reliées entre elles. Notre objectif est de répondre aux besoins des habitant·es tout en offrant une véritable qualité de vie.
Chaque projet est pour nous une recherche spécifique, qui définit une organisation spatiale cohérente et fluide, où l’espace domestique devient un lieu fonctionnel, agréable mais aussi évolutif. Nous croyons que c’est par un planbien conçu, et une typologie réfléchie, que l’onparvient à offrir des logements qui répondent aux exigences domestiques actuelles, tout en préservant une certaine qualité esthétique et une véritable sensation d’espace. Ceci implique un travail minutieux sur le plan. On définit la qualité de la pièce : sa taille, ses ouvertures, le positionnement de la porte, les occultations. La matérialité de ses murs, de son plafond, la hauteur des plinthes. Ceci nous permet de construire une ambiance, une atmosphère. Depuis la fenêtre, que voit-on, selon que la fenêtre est placée au centre ou sur les côtés de la pièce ? Comment obtenir une lumière tamisée par le biais d’un volet coulissant ou d’une persienne ? Quel peut être le positionnement du mobilier ? Les pièces humides, la cuisine, la salle de bain, et les toilettes sont lespièces « bloquantes » du logement. D’autant plusq u’elles répondent à des normes dictées par les fabricants ou les grandes enseignes commerciales. La latitude est plus limitée, si ce n’est celle de mettre ces pièces en relation avec un espace extérieur.
Ensuite, on établit les relations que les pièces entretiennent entre elles. La circulation, par exemple, joue un rôle central en permettant de rassembler ou d’éloigner certains espaces selon les besoins, d’agrandir visuellement ou fonctionnellement une pièce. Cette circulation peut être enrichie par un espace extérieur, comme un balcon ou une galerie longeant lafaçade, ou encore renforcée par l’enfilade des pièces, qui crée une continuité fluide entre les différents espaces. Par ailleurs, la distribution des pièces peut être organisée autour d’un vestibule, un point de convergence logique et ordonné qui facilite les transitions et articule harmonieusement les différents volumes. L’assemblage de toutes ces parties offre souvent une multitude de possibilités, ce qui enrichit la complexité et l’ingéniosité du plan architectural. Enfin, la souplesse des pièces, intimement liée à une distribution réfléchie, permet d’articuler une succession d’espaces distincts, chacun étant caractérisé par une fonction ou une ambiance spécifique, tout en s’inscrivant dans un ensemble cohérent. Notre propos est volontairement de nous restreindre à la question des typologies. Nous pensons que c’est le point « dur » de la question relative à l’habiter. L’habitation constitue l’essentiel de l’espace bâti. Elle est l’essence même de la ville, elle compose en grande partie le paysage construit qui nous entoure. La force de la ville est de pouvoir absorber, résorber toutes les constructions. Elle prend toujours le dessus. Les typologies impliquent la vie des habitant·es dans leur quotidien, à long terme. Notre implication est un travail de longue haleine, sans répit, il s’agit pour nous de sans cesse questionner la pertinence du plan.





