Limites de propriétés

Selon l’article 544 du Code Civil en vigueur depuis le 21 mars 1804, « la propriété est le droit de jouir et disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu’on n’en fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les règlements. » La propriété est une relation juridique entre un individu ou un groupe d’individus et un objet, un bout de Terre, de bâtiment. De façon tautologique, le terme « propriété privée » signifie doublement l’appropriation et la privation. En matière d’architecture, la « propriété privée » instaure une coupure pour se priver du monde et priver le monde d’une de ses parts. Concept juridique fondamentalement contradictoire, la propriété revêt un caractère absolu qu’il s’agit de relativiser, de limiter, et de circonscrire, dans le même moment. Mur, clôture, haie, ou simple signe, les formes architecturales de propriété se manifestent en bordure pour en instaurer le contour et instituer le domaine. Ce sont ces limites de propriété, physiques et juridiques, sources de conflits et d’inventions qui sont les protagonistes récurrentes de ce numéro.

La propriété existe dans une société de marché. Être propriétaire, c’est jouir d’un avantage compétitif, d’une rente potentielle au travers de la possession. Jusqu’à très récemment, l’économie capitaliste était structurée par ce rapport entre propriété et marché, par l’échange de biens possédés entre deux acteur·ices sur un marché commun. Dans L’âge de l’accès, Jeremy Rifkin(1) démontre qu’aujourd’hui, à la possession, les agent·es privilégient l’accès. N’est plus recherché l’accaparement, mais l’accession aux choses et aux ressources.

L’enjeu n’est plus de penser l’appropriation, mais le droit d’usage des choses. Les acheteur·ses deviennent alors des utilisateur·ices et les vendeur·ses, des prestataires. Les services surpassent les biens. L’usager·e se substitue au·à la propriétaire. Attentif à ce changement de paradigme, le philosophe Pierre Crétois (2) déploie la notion de « copossession ». La copropriété est juridique. Elle est régie contractuellement. La copossession est un fait. Elle est le résultat d’une suite d’usages plus ou moins contractuels. « Le monde n’est pas une fiction d’addition de parts individuelles à coordonner entre elles » mais la superposition des répercussions d’usages que chacun·e fait de ses biens. Nous possédons « certains droits relatifs sur des choses mais non des choses elles-mêmes ».(3) Ces changements fondamentaux sont considérables dans le champ architectural et se réïfient notamment dans l’importance nouvelle donnée aux «communs», aux espaces collectifs et partagés dans la conception de logements.

Les contributions de ce numéro s’engagent sans naïveté sur la mise en œuvre et l’illustration de dispositifs de partage. Quelles sont les caractéristiques de ces espaces et leur gouvernance dans le projet de la coopérative d’architectes Lacol à Barcelone ? Quels accompagnements, quelles modalités de gestion, quels codes sont nécessaires pour régir ces territoires copossédés ? À qui appartiennent les espaces oubliés ? Que révèlent les conflits des expropriations forcées ? Quelles solidarités génèrent ces luttes de propriété ? Par souci de justice économique et environnementale, Pierre Dardot(4) propose d’instituer ce qui est inappropriable, ce qui pour le bien commun ne pourrait être séparé. Cela laisse espérer la reconfiguration du droit de propriété, l’agilité des limites et la reconnaissance d’un fond commun. ★

MBL Architectes

 

Gouverner et financer les trottoirs par Isabelle Baraud-Serfaty • Les encombrants n’appartiennent à personne par Deborah Feldman, Baptiste Potier (127af) et Milena Charbit • La Borda, récit d’une propriété coopérative par Lacol • La propriété comme accident ? Le retour des régimes de domanialité par Gérard Chouquer • L’A69. Une résistance éclairée par Léa Sébastien • Habiter en commun, de la théorie aux pratiques par Pierre Dardot • Lift me up from the basements of the heart of the « retire » par Sofia Donna.