Lois Weinberger, Sans titre, 1986 | pierre, corde | Ø19cm | courtesy Salle Principale, Paris. ©Antoine Espinasseau

Suspendre la construction

Récemment professeure associée en projet urbain à la Harvard Graduate School of Design, aujourd’hui à l’EPFL, C.M.B obtient son doctorat sur l’impact des politiques alimentaires sur l’environnement construit — à la tête du Master en projet urbain de l’ETH Zurich. Elle a co-fondé le Parity Group et le Parity Front, ainsi que l’agence de recherche urbaine OMNIBUS (★★★)

Il n’y pas d’innocence du bâti. Des poutres en acier galvanisé aux murs béton, en passant par les planchers légers en bois reconstitué et les isolants en polyuréthane, chaque composant de l’environnement construit est le produit de processus d’extraction1. Propulsée par des mécanismes économiques voraces, la production du bâti mondial se poursuit, rapide, insatiable, destructrice. Nos bâtiments sont de plus partie prenante autant que génératifs de systèmes d’extraction d’énergie fossile et de matières premières, d’usage et de transformations de matériaux, et d’exploitation des corps. Chaque bâtiment représente un gouffre béant de matériaux arrachés à la Terre, détruisant autant les nappes phréatiques que les habitats humains et les milieux écologiques non-humains. Chaque bâtiment est une immense expiration de CO2, le bâti neuf et existant représentant 40 % des émissions mondiale annuelles, dont 11 % pour la construction2. Chaque bâtiment est une machine à exploiter les corps, par le travail des architectes et de la main d’œuvre bâtisseuse, par le travail de celles et ceux qui produisent les matériaux de construction, puis de celles et ceux qui entretiennent cet édifice. Chaque bâtiment contient le germe de l’hypothèque et de l’endettement, de l’expulsion, de la gentrification, et de l’injustice face à l’accès au logement. Chaque bâtiment bouleverse à jamais l’endroit où il se trouve3.

Pourtant, les processus qui correspondent à cette destruction, en premier lieu le transfert des matières premières vers le bâti, ont longtemps été considérés comme un mal nécessaire, sans lien avec la discipline, l’éducation et la pratique de l’architecture. Bien que revendiquant une approche objective, les métiers de la construction se tiennent à distance des engagements politiques et ferment ainsi les yeux sur la source même de sa matérialisation. Hors, cette neutralité n’est plus tenable. L’urgence est une réalité. Des tonnes de résidus de bauxite toxiques dans des piscines instables en Hongrie aux paysages sociaux dévastés autour des mines de coltan Chiliennes, le saccage est une condition préalable des espaces construits, affectant toutes les surfaces, des forêts aux terres agricoles. Malgré de pressants appels à réexaminer notre modèle de croissance, la construction se poursuit sans relâche, avec l’épuisement des terres, des ressources et des corps comme conséquences. L’appel à un moratoire sur les nouvelles constructions découle de ces urgences et de l’absence palpable d’action de la part de l’industrie du bâtiment, à part de molles campagnes de « durabilité »4 5. Toutefois, arrêter de construire ne signifie pas ne rien faire. 

Si le logement est à la fois un droit humain et la tâche-clef de l’architecture, la discipline se trouve face à un dilemme : comment faire la part des choses entre le besoin de logement et la pratique destructrice de la construction ? 

L’abandon du diktat du neuf comme solution unique à la crise du logement nous orienterait vers d’autres voies : réformes des POS, rachat de biens privés pour fournir des logements publics, coopératives d’habitats, propriété collective, et systèmes alternatifs de génération de valeur. Notre bâti actuel, les centaines de milliers de mètre carrés existants, forme le parc immobilier de l’humanité. Si nous arrêtons de construire du neuf, même pour un court moment, ce bâti peut être réévalué, ainsi que le travail productif et reproductif qui y est associé. La main-d’œuvre impliquée dans la construction bénéficierait de revalorisation des tâches d’entretien, qu’il s’agisse de l’inventaire du parc immobilier, de rénovations du bâti existant et d’actes d’entretien quotidien. La valeur de ces tâches doit devenir supérieure à celle de la construction de nouveaux bâtiments. 

Suspendre les nouvelles constructions, même temporairement, permet d’établir un cadre de réflexion pour envisager des alternatives de production de l’espace et répondre à son impératif de croissance louche. Ce moratoire offre un changement de valeur pour les bâtiments existants, les infrastructures, les matériaux, les friches, les terres agricoles, le sol et le travail d’entretien qui maintient notre monde en état. C’est un remaniement complet des processus de conception et de construction qu’il faut mettre en place. Le labeur des architectes et des urbanistes est immense : une autre façon de penser le monde construit et non-construit émerge, lequel nécessite une réévaluation et un inventaire minutieux du parc immobilier vacant, de la manière dont il est occupé, des politiques fortes contre la démolition de l’existant et la destruction du vivant, la réévaluation des tâches d’entretien, l’engagement de l’État en faveur du logement public, des plans d’urbanisme équitables, des transports ferrés publics et gratuits, un contrôle rigoureux des loyers, des réformes de la propriété, mais aussi des protocoles pour l’origine, la fin de vie et l’entretien des matériaux, le tout à imaginer, concevoir, planifier et mettre en œuvre en fonction du contexte. 

Entre expérience et appel à l’action, Un moratoire sur les nouvelles constructions est un saut dans l’abîme pour envisager un avenir moins extractif, fait de ce que nous avons : ne pas démolir, ne pas construire du neuf, construire moins, construire avec ce qui existe, l’habiter différemment, et en prendre soin ★

Lois Weinberger, Sans titre, 1986 | pierre, corde | Ø19cm | courtesy Salle Principale, Paris. ©Antoine Espinasseau

A Moratorium on New Construction, Sternberg Press, automne 2023.

  1. Harvey, David. Explanation in Geography (India : Rawat Publications, 2015). ↩︎
  2. UN Environment and International Energy Agency, 2021 Global Status Report for Buildings and Construction (Nairobi : United Nations Environment Programme, 2021).  ↩︎
  3.   Ce paragraphe a été publié en anglais en 2022 : Charlotte Malterre-Barthes and Lev Bratishenko, « How To : Do No Harm », « How to » (2022). https://www.cca.qc.ca/en/85366/how-to-do-no-harm. ↩︎
  4. Mei Li, Gregory Trencher, and Jusen Asuka, « The Clean Energy Claims of Bp, Chevron, Exxonmobil and Shell : A Mismatch between Discourse, Actions and Investments », PLOS ONE 17, no. 2 (2022). ↩︎
  5.  « A Global Moratorium on New Construction » par C. Malterre-Barthes avec B+. Remerciements : C. Deng & E. Erez, N. Kawagishi, O. Nagati & B. Stryker, S. Nichols, et I. Wolff ; M. Agha, S. Barth, L. Beck, S. Gioberti et K. Müller ; C. Cook, R. Dhaliwal, E. Giuliano, L. Jones, A. Nikitin, D. Tagliabue (V-A-C Zattere) et S. Pia BelenkySpace Caviar ; M. Ehlers, S. Hebert, T. Hönig & A. Ivanda, S. Oberhuber, D. Simpson, et R. Pop ; A. Brandlhuber, O. Grawert, A. Hinterbrandner, R. Jurčić, et G. Zorzi. ↩︎