Patrick Boucheron est historien, professeur au Collège de France, titulaire de la chaire d’Histoire des pouvoirs en Europe occidentale XIII-XVIe siècle. Il a notamment publié : « Le pouvoir de bâtir. Urbanisme et politique édilitaire à Milan (XIVe-XVe siècles) » (EFR,1998) et « Ce que peut l’Histoire » (Fayard, 2016) (★★★)
— Extrait — de la conférence Métropoles en longue durée, les leçons de l’Histoire, dans le cadre du colloque « Pour des métropoles résilientes. Métropoles en transitions cherchent trajectoires territoriales », organisé à l’Assemblée Nationale le 21 janv. 2021.
[…] Permettez-moi de présenter rapidement l’endroit de savoir — et non d’expertise — d’où je vous parlerai aujourd’hui. Je suis un historien de la longue durée des métropoles dans une région, l’Italie, qui a longtemps été considérée comme un pays de villes, et parce que c’était un pays de villes, rétif, en somme, à l’étatisation de ses pouvoirs. Je suis donc un historien de l’Italie urbaine au Moyen Âge, mais je suis également un historien des pouvoirs, dans une perspective globale d’histoire européenne comparée ; c’est ce rapport entre les deux que je voudrais très rapidement ici évoquer pour planter le décor.
[…] L’histoire de l’Italie serait donc, idéalement, celle de ses villes. Est-elle alors condamnée à s’éparpiller à l’ombre des campaniles ? Nullement, car en suivant les grands principes de structuration des réseaux urbains depuis le Moyen Âge, et en les classant précisément selon leur dynamique métropolitaine, une histoire commune reprend son sens. Il faudrait dire alors que, dans l’Italie médiévale qui m’a intéressé, il y a non pas une Italie, non pas deux, le Nord et le Mezzogiorno – même si c’est précisément à partir du XIIIe siècle que les ciseaux s’écartent en termes de développement économique, précipitant l’invention du Sud – mais du point de vue des structures urbaines et du point de vue des territoires métropolitains, trois Italies. On peut, en les pensant ensemble, construire le cadre conceptuel et théorique dans lequel nos problèmes prennent place – pas seulement ceux de l’Italie des villes médiévales, mais ceux de l’Europe urbaine aujourd’hui. Mais il faut pour cela commencer par décrire.
L’Italie qu’on connaît le mieux, celle à laquelle on pense lorsqu’on parle des cités-États italiennes, c’est l’Italie centrale, Toscane et Ombrie notamment. Là, nous avons dans les derniers siècles du Moyen Âge des réseaux urbains qui sont proprement territoriaux, où Florence domine certes ses rivales, mais ne les écrase pas. On y distingue une structure pyramide à quatre étages bien tranchés : Florence au sommet, avec ses 100 000 habitants avant la peste noire de 1348, Pise et Sienne entre 40 et 50 000, mais aussi Lucques et Arezzo avec 20 000 habitants ; le troisième niveau est occupé par quatre villes de plus de 10 000 habitants (Prato, Pistoia, Volterra, Cortona) et l’on trouve à la base sept ou huit villes de 10 000 habitants formant le quatrième niveau. Cet étalement territorial d’une métropolisation contrôlée qui empêche qu’une capitale devienne macrocéphale, c’est le terreau pour la première expérience communale. C’est-à-dire qu’il n’est pas hasardeux que cette Italie centrale, qui est celle qui correspond le mieux à l’idée que nous nous faisons aujourd’hui de l’expérience communale, a été le terrain de cet équilibre des pouvoirs, des récits également, qui font que toutes les villes sont d’une certaine manière en transition, sont en synergie, sont en interrelation, autant de problèmes qui sont les nôtres aujourd’hui, mais qu’aucune n’est suffisamment puissante pour écraser les autres.
Ce qui se passe, à l’inverse, dans l’Italie méridionale où nous avons un monstre urbain, Naples, et puis Palerme en Sicile, qui cannibalise le territoire et s’impose au sommet d’une pyramide écrasée. Là, c’est très intéressant parce que dans l’histoire longue des rapports entre la ville et le pouvoir, Naples a toujours été le symbole du malgoverno, précisément parce que c’est une capitale vorace, une métropole prédatrice qui écrase littéralement ses voisines, au point qu’aucune de ses voisines ne peut être sa rivale.
Mais, il y a un troisième modèle qui est plus proche de nous, c’est celui sur lequel j’ai travaillé comme chercheur, c’est le modèle de l’Italie du Nord, de la Lombardie très densément urbanisée et structurée par une hiérarchie des positions et des dominations territoriales, mais plus nettement dominée par une très grande ville (Venise est alors dite « La Dominante »). Milan, forte peut-être de 200 000 habitants à la fin du XIIIe siècle, devient une authentique métropole, très puissante, qui étoile sa domination dans un réseau qui est suffisamment structuré, architecturé, pour qu’elle en soit d’une certaine manière le principe. C’est le terreau non pas d’un État communal mais d’un État princier, principe comme on dit en italien. Il n’empêche pas une territorialisation des pouvoirs, mais c’est une territorialisation qui est commandée par la fonction métropolitaine.
Lorsqu’on commence à désespérer de l’inertie ou de l’ignorance des États, se relance donc un récit qui est un récit ancien, qui date précisément de cette idée qu’un réseau de villes est une alternative crédible à la marche de l’État, que d’autres civilisations comme les civilisations italiennes, par exemple, se sont construites sur ces dynamismes sociopolitiques. Si, par exemple, la politique fédérale des États-Unis a pu effectivement apparaître, jusqu’à une date très récente, comme désespérante, on pouvait toujours réarmer la possibilité d’une politique active contre le réchauffement climatique en misant sur un mouvement d’entente de grandes villes à grandes villes. Cette idée consolatrice est de plus en plus présente. C’est une aspiration à la constitution d’un archipel métropolitain, par lequel se constituerait une sorte d’aristocratie mondiale de métropoles éclairées par la raison – résilientes, équitables, vertueuses, durables… – qui serait la projection globale du « gouvernement des honnêtes gens » de Guizot. Puisque décidément nous sommes dans un marais d’ignorance où pataugent ces tortues désespérantes que sont les États, alors prendra-t-on de vitesse leur aveuglement en s’entendant et en créant ainsi un archipel des bonnes volontés et des expertises […] ★