Aubry, Guillaume. Plan masse de la maison en A dans le Berry.
Couverture du magazine Popular Mechanics, avril 1966
Couverture du magazine Sunset, février 1957. À ses débuts en 1898, le Sunset est édité par la compagnie de chemin de fer américaine Southern Pacific Transportation Company et disponible à bord des trains, pour promouvoir un « style de vie de l’ouest américain »
Couverture du Free-time Homes. Potlatch Forests, Inc. 1962
Une maison en A, issue de la brochure promotionnelle Second homes for leisure living produite par la Douglas Fir Plywood Association et qui présente 18 maisons de vacances en contreplaqué. Celle-ci est dessinée par Nagle and Associates.

Une maison en A dans le Berry

Guillaume Aubry est architecte, co-fondateur de l’agence Freaks et artiste-chercheur. Diplômé de l’ENSA Paris-La Villette, de l’Université de Tokyo et des Beaux-Arts de Paris, il est docteur en art. Sa thèse porte sur notre expérience esthétique collective des couchers de soleil (★★★)

Aubry, Guillaume. Plan masse de la maison en A dans le Berry.

Ce jour pluvieux de novembre, je prends le train sur un coup de tête en direction d’Issoudun, dans le Berry, en Centre-Val de Loire. J’ai vu quelques jours auparavant une annonce du Bon Coin qui concerne la vente d’un petit chalet au milieu de la forêt. Plutôt qu’un chalet, il s’agit en réalité d’une A-frame ou maison en A.

« FRAPPÉ PAR LE TONNERRE »

Quelques minutes seulement après la descente du train, je suis déjà dans une forêt de chênes que traverse un chemin carrossable bien qu’accidenté et tortueux. Un portail en planches de bois fermé d’un gros cadenas rouillé marque l’entrée de la parcelle où se situe la maison. Posée parmi les arbres qui l’encerclent, elle semble être là depuis toujours, indigène habitante de ce bois isolé. La pluie, le vent qui fait bruisser les feuilles, la forêt dense aussi hostile qu’invitante font surgir instantanément le souvenir ancien et un peu flou d’un séjour passé dans une kominka, maison traditionnelle de la campagne japonaise, alors que j’étais étudiant en architecture à l’Université de Tokyo. Je me souviens de cette maison comme d’une sorte d’interface organique avec la nature : je ne m’y sentais pas protégé, j’y étais en prise directe avec l’environnement, dans la contrainte heureuse de devoir composer avec les éléments. Je me rappelle notamment d’un violent orage qui faisait craquer la charpente et résonner la toiture. Étonné, étymologiquement « frappé par le tonnerre », je me rappelle regarder longuement couler la pluie diluvienne le long d’une kusari-doi, la chaîne de métal qui guide les gouttes jusqu’au sol, en attendant patiemment la fin du courroux, dans un suspens hypnotique. Voilà, le décor est planté, je suis dans un Miyazaki et je vais peut-être croiser Totoro1 dans le Berry. Je fais le tour de la maison. Inoccupée depuis une dizaine d’années, elle est dans un état de délabrement relativement avancé mais avec un « potentiel certain », comme le dit la petite annonce. Je n’ai vraiment pas l’habitude de cette architecture et de cette volumétrie à la fois simple et complexe. De fait, la maison n’est qu’un seul et grand toit à deux pans, inclinés à 60°, un triangle équilatéral parfait de six mètres de côté, posé sur une base carrée elle-même de six mètres de côté. Aucun mur droit ne permet d’adosser tout ce que la société industrielle a produit de meubles et d’équipements standardisés. Dans une maison en A, tout doit être dessiné et réalisé sur mesure, de la cuisine à la chambre, de la fenêtre à l’escalier.

Couverture du magazine Popular Mechanics, avril 1966

Au-delà de ce qui pourrait être un positionnement politique ou éthique, cette maison-toit invite surtout à faire un pas de côté, à s’extraire de la grande histoire de l’architecture pour penser les architectures sans architectes. Chad Randl, historien de l’architecture américain et spécialiste des A-frames, a publié une vraie bible2 dans laquelle on apprend notamment qu’aucun·e architecte célèbre ne s’est jamais intéressé·e à la maison en A. La seule exception notable qu’il cite est celle d’une maison avec un toit à deux pans dessinée par Rudolph Schindler pour Gisela Bennati au bord du lac Arrowhead en Californie, en 1934. Mais le projet en question n’apparaît même pas dans l’œuvre complète de l’architecte. Trop simple, trop populaire. La maison en A est devenue très à la mode en Amérique du nord dans la middle class des années 1950 et 1960. Elle est ensuite rapidement devenue une maison-catalogue, vendue en kit, voire même sous la forme d’un simple manuel d’autoconstruction. Une architecture sans architecte donc, mais aussi sans entreprise de construction. C’est toute la chaîne de production de l’architecture qui se trouve remise en question par la maison en A. Cela résonne avec une autre réalité, un peu plus proche de nous, celle des pays du nord de l’Europe où l’auto-construction de sa petite maison secondaire dans les bois, au bord du lac, sur une petite île sans eau courante et sans électricité, participe des fameux hygge ou lagom3, un mode de vie équilibré, une simplicité à rebours d’un monde chaotique et consumériste.

Couverture du magazine Sunset, février 1957. À ses débuts en 1898, le Sunset est édité par la compagnie de chemin de fer américaine Southern Pacific Transportation Company et disponible à bord des trains, pour promouvoir un « style de vie de l’ouest américain »

Couverture du Free-time Homes. Potlatch Forests, Inc. 1962

« UN DÉNOUEMENT »

La maison en A est l’héritière moderne des constructions spontanées qui nous abritent, depuis que l’humanité est humanité ; de formes d’habitats primitifs qui ont traversé le temps et les époques : la hutte, la cabane, la tente. Deux morceaux de bois, posés l’un contre l’autre, forment de façon intuitive la meilleure triangulation qui soit, la meilleure résistance à la neige, au vent, à la pluie, une fois qu’on y a tendu une peau, un drap, une toile. Primitivité multiple et composite, elle renvoie d’abord à notre ancestralité construite, à la hutte et autres protohabitats. Une sorte de commun bâti qui nous rassemble autant qu’il nous identifie, dans une versatilité extrême de matériaux, de formes, de dimensions. Une ancestralité qui perdure encore ici et là, notamment chez les peuples dits « non contactés »4. Non pas comme un signe de non évolution, mais bien comme une forme de résistance manifeste aux révolutions du monde.

Puis on la retrouve dans nos cabanes d’enfants. La toute première, sous la nappe de la table à manger, qui devient ensuite la cabane au fond du jardin, dans l’arbre, dans la forêt. La cabane qui abrite l’insouciance et préserve encore les rêves que l’on s’apprête inconsciemment à devoir bientôt abandonner. Enfin, elle renvoie à la tente, construction pratique mais précaire, qui permet d’habiter furtivement l’espace, un temps donné : en haut d’une montagne le temps d’un bivouac, au bord du canal Saint-Martin le temps d’obtenir des papiers ou au milieu d’un espace naturel, le temps qu’un projet d’aéroport soit abandonné.

Dans son ouvrage Nos cabanes, où politique et poétique se confondent en un seul et même engagement, les mots de Marielle Macé nous éclairent et nous guident : « Faire des cabanes : [c’est] imaginer des façons de vivre dans un monde abîmé »5. Peut-être est-ce là la raison séculaire de nos huttes, de nos cabanes, de nos tentes : elles sont autant de manières d’habiter le bord des abîmes du monde pour éviter d’y sombrer. Habiter une hutte pour ne pas sombrer dans les abîmes de la surconsommation, habiter une cabane pour ne pas sombrer dans les abîmes du désenchantement de l’âge adulte, habiter une tente pour ne pas sombrer dans les abîmes de l’absurdité politique. Un peu plus loin, Marielle Macé poursuit et précise sa pensée sur l’occupation de l’espace par les personnes qui construisent et habitent ces cabanes : « Surtout pas pour prendre place, se faire une petite place là où ça ne gênerait pas trop, mais pour accuser ce monde de places – de places faites, de places refusées, de places prises ou à prendre »6. Pour l’homme ou la femme préhistoriques que nous étions, pour l’enfant que l’on essaie d’être encore un peu, pour le migrant ou la migrante que nous serions tous et toutes quelque part ailleurs dans le monde, habiter une hutte, une cabane, une tente, est un dénouement sociétal, une fin politique, une inscription de nos corps dans l’espace pour y faire acte de résistance.

« EN ATTENDANT QUE L’HUMANITÉ S’ÉCLAIRE ET SE RAVISE »

Dans le brouillard d’un futur écologiquement et socialement incertain, dans l’engourdissement encore palpable de la pandémie, l’adhésion pour les petites habitations légères, sans fondations, sans réseaux, sans adresse, semble se faire grandissante. Les sites de location saisonnières regorgent de tiny houses, de yourtes, de roulottes, de cabanes dans les arbres… Comme autant de promesses d’échapper, un temps, au monde tel qu’il nous insupporte. Ces architectures dites HLL (Habitation Légère de Loisirs), on ne peut normalement pas les habiter à l’année mais elles correspondent à un choix de vie décroissante, plus proche du rythme et des ressources de la nature, avec tous les fantasmes que cela peut comporter. La maison A du Bon Coin est d’ailleurs vendue avec la parcelle de forêt qui l’entoure, comme une invitation à considérer autant son contexte que la maison elle-même. À une petite demi-heure de route, se trouve le château de Nohant où habita George Sand, écrivaine et activiste, zadiste avant l’heure, prophétesse engagée notamment en son temps contre la destruction de la forêt de Fontainebleau : « En attendant que l’humanité s’éclaire et se ravise, gardons nos forêts, respectons nos grands arbres, et, s’il faut que ce soit au nom de l’art, si cette considération est encore de quelque poids par le temps de ruralité réaliste qui court, écoutons et secondons nos vaillants artistes […] »7. Des mots qui auraient pu être le synopsis de Mon voisin Totoro.

Au défi architectural de la rénovation d’une construction aussi singulière que cette A-frame dans le Berry, dans une dynamique nécessairement écologique et autonome, s’ajoute donc le défi d’avoir à charge un — petit — morceau de forêt. Il s’agit d’accepter la responsabilité de son entretien, de sa conservation et de sa pérennisation, face au changement climatique bien sûr, mais aussi face à un grignotage toujours plus important des campagnes par l’agriculture intensive et l’étalement urbain ★

  1. Miyazaki, Hayao. 1999. Mon voisin Totoro. Tokyo : Studio Ghibli. ↩︎
  2. Randl, Chad. 2004. A-frame. New-York : Princeton University Press. ↩︎
  3. Hygge en danois et en norvégien et lagon en suédois signifient quelque chose comme « ni trop, ni trop peu, suffisant ». ↩︎
  4. « Les peuples non contactés ne sont pas des reliques primitives d’un passé révolu. Ils sont nos contemporains et représentent une part essentielle de la diversité de l’humanité ».
    D’après le site Internet de l’association et Organisation Non Gouvernementale (ONG) Survival International. https://www.survivalinternational.fr/. (Consulté le 1er mars 2024). ↩︎
  5. Macé, Marielle. 2019. Nos cabanes. Paris : Verdier. P. 27. ↩︎
  6. Macé, Marielle. Op. Cit. P. 29. ↩︎
  7. Sand, George. 2005. Impressions et souvenirs. 1re parution en 1873. Paris : Des femmes. ↩︎
Une maison en A, issue de la brochure promotionnelle Second homes for leisure living produite par la Douglas Fir Plywood Association et qui présente 18 maisons de vacances en contreplaqué. Celle-ci est dessinée par Nagle and Associates.
Cet article a été imprimé dans le numéro ci-dessous,
il n’est plus en accès libre