Réseaux de câbles sous-marins autour du Moyen-Orient.
Carte issue du site Internet https://www.submarinecablemap.com/, produite par TeleGeography. Licence Creative Commons CC BY-SA 4.0
Capture écran du Métavers Global Gateway mis en place par l’Union européenne
Photographie de la grève féministe internationale à Montevideo, qui eut lieu le 8 mars 2018, Journée internationale des droits des femmes.

Vivre avec une planète blessée : sensibiliser aux infrastructures

Elke Krasny est professeure d’art et d’éducation à l’Académie des beaux-arts de Vienne. En tant que théoricienne culturelle féministe, chercheuse, commissaire et autrice, Krasny s’intéresse à la justice écologique et sociale à l’échelle mondiale, en mettant l’accent sur les pratiques de soin en architecture, en urbanisme et en art contemporain (★★★)

Ce texte soutient que nous devons collectivement prendre conscience de l’état des infrastructures modernes, état qui affecte tant les vies individuelles que la planète comprise dans son ensemble. Il situe ces infrastructures à l’intersection de la justice sociale et environnementale et propose une meilleure compréhension de la manière dont les connexions, générées par les infrastructures, affectent tout et tout le monde, et engendrent différentes interdépendances et responsabilités socio-environnementales et biomatérielles. Les catastrophes climatiques, l’élévation du niveau des mers, les tempêtes extrêmes, les incendies de forêt, les vagues de chaleur, les sécheresses et les fortes précipitations sont liées aux infrastructures modernes carbonées. La fréquence croissante des phénomènes météorologiques extrêmes exige des infrastructures plus sûres et de meilleure qualité, qui garantiraient l’accès à l’abri, à l’air pur et à l’eau potable, à l’hygiène, à des installations sanitaires, et proposeraient des options pour la préparation des aliments. Comprendre le rôle des infrastructures contribue à la construction de nouvelles relations éthiques entre le vivant, le non-vivant, les infrastructures et la planète entière. Il s’agit de composer une compréhension critique et historique de la vie et de la mort suite au processus de développement des infrastructures modernes, compréhension renforcée par l’engagement vers une éthique des infrastructures telle qu’elle se manifeste actuellement dans les changements de la législation internationale sur les droits de l’humain, les nouvelles considérations concernant les droits de la nature, et la pensée contemporaine féministe, queer, écoféministe et multi-espèces. Ce qui suit est une invitation à s’engager dans la narration infrastructurelle, à imaginer et à s’organiser collectivement pour créer les infrastructures de soins dont nous avons besoin pour, à la fois, survivre et soigner une « planète profondément blessée ».1

SENSIBILISATION INFRASTRUCTURELLE

La sensibilisation infrastructurelle s’inspire des traditions féministes activistes, utilisées pour mettre à jour les réalités de la condition des femmes selon le régime du patriarcat. En effet, si la prise de conscience féministe a fait l’usage de la narration et du partage d’expériences pour mettre en lumière collectivement les discriminations, les injustices et les violences patriarcales et systémiques — et ainsi souligner la nécessité de s’unir dans la lutte pour apporter des changements politiques, sociaux et épistémiques — elle pourrait également nous aider à comprendre l’état des infrastructures modernes. Afin de construire de nouvelles formes d’activisme et de soins infrastructurels, nous devons, collectivement, partager les récits qui mettent en lumière les dimensions structurelles et systémiques de la discrimination et des violences infrastructurelles à l’encontre de la vie humaine et de la nature. En outre, « l’approche multidimensionnelle » féministe pourrait donner un nouvel aperçu de la manière dont les conditions structurelles affectent les vies individuelles de différentes manières. La condition infrastructurelle doit être étudiée avec une spécificité historique et géographique, et comprise en termes intersectionnels en prenant en considération des facteurs tels que la classe, l’ethnicité, la race, l’orientation sexuelle, les capacités et l’âge.2

Premièrement, les infrastructures, malgré leur importance vitale pour la vie humaine contemporaine sur cette planète, continuent de rester en grande partie invisibles et obscures. On ne sait que peu de choses sur la manière dont elles affectent la vie des individus. On n’en sait pas plus des connexions et réseaux, qui, dans les cartographies locales comme mondiales, montrent les flux de tuyaux et de câbles, les conduites essentielles d’eau, de gaz, de pétrole, d’électricité et d’information. Deuxièmement, la grande majorité des individus n’a pas accès au pouvoir commercial, politique et financier nécessaire pour être en mesure de prendre des décisions en matière de développement et d’investissement dans les infrastructures, que ce soit au niveau local ou mondial, et ce, malgré l’impact omniprésent de ces décisions sur la vie et la survie sur cette planète. Troisièmement, les infrastructures sont au cœur de la modernité occidentale, y compris de ses produits les plus sombres tels que le capitalisme racial, le colonialisme patriarcal et le changement climatique induit par l’humain ; elles ont également servi les intérêts de régimes violents, responsables de génocides et d’écocides. Les connaissances sur la manière dont ces régimes ont exploité des infrastructures banales pour commettre leurs crimes sont limitées. Des enquêtes locales spécifiques sont nécessaires pour travailler à la guérison, mais aussi pour sensibiliser aux moyens d’habiter et d’utiliser les infrastructures impliquées consciemment et différemment. Quatrièmement, on continue à percevoir le clivage ou la concurrence entre les préoccupations sociales et environnementales — celles qui concernent les droits de l’humain et les infrastructures —, et le droit de la nature à être protégée des dommages causés par les infrastructures. Penser et ressentir les infrastructures au-delà de la norme anthropocentrique et de la perception anthropogénique de la suprématie de l’humain sur la nature exige l’accès à des récits plus complexes et plus détaillés, y compris ceux racontés du point de vue de l’air, de l’eau, de la terre, du plomb, de la bauxite, du pétrole, des oiseaux, des arbres, des zones humides, de l’herbe, des enfants et des personnes âgées, pour n’en citer que quelques-un·es. Enfin, l’ampleur de l’intrusion des infrastructures au quotidien a donné naissance à un nouveau type d’intimité infrastructurelle, dont la nouveauté perturbe la compréhension des raisons pour lesquelles « l’intimité […] pose une question d’échelle qui lie l’instabilité des vies individuelles aux trajectoires de la collectivité ».3

Écouter ou partager avec d’autres des récits d’infrastructures permettrait de révéler à quel point nous en savons peu sur leurs histoires et sur leurs réalités actuelles ; à quel point notre connaissance des instabilités individuelles et des incertitudes globales est dérisoire. Là encore, nous manquons d’informations sur la manière dont les différents régimes politiques et systèmes économiques ont utilisé, abusé et remodelé les infrastructures existantes à des fins violentes et meurtrières. Vivre avec les infrastructures de manière plus consciente et plus attentive signifie découvrir leurs nombreux mythes et significations.

DE LA CONDITION DES INFRASTRUCTURES MODERNES

Regarder l’expansion rapide des voies ferrées, des tuyaux et des câbles au 19e siècle pourrait établir les fondations d’une prise de conscience historique des infrastructures. Cette prise de conscience pose des questions. Qui était connecté aux infrastructures et à travers leur intermédiaire ? Qui était intentionnellement déconnecté ? Qui pouvait tirer la chasse d’eau à la maison et qui ne le pouvait pas ? Qui pouvait allumer la lumière électrique la nuit, et qui ne le pouvait pas ? Qui ou quoi a été déplacé le long de ces voies ? D’où à où ? Et dans quel but ? L’ensemble de la vie moderne est conditionnée par les infrastructures, que ce soit dans une usine, dans les champs, dans une mine ou chez des particulier·es, et ce, d’une manière qui transcende les clivages publics et privés, sociaux et environnementaux. La présence, l’absence, la défaillance et la dégradation des infrastructures ont défini les façons dont les gens vivent et continuent de les déterminer. Aujourd’hui encore, l’accès à des infrastructures plus récentes, plus performantes, plus rapides et plus fiables est célébré comme un acquis de la civilisation. Les laissé·es-pour-compte et les personnes dépourvues d’accès aux infrastructures continuent d’être stigmatisé·es. L’expansion des infrastructures est saluée comme un signe de progrès de la modernité. À quel prix ? Au détriment de qui ? Qui est exploité dans la construction de ces nouvelles infrastructures ? Quels milieux sont détruits en leur nom ? Comment la mise en œuvre d’infrastructures transforme-elle la nature en ressource et la terre en territoire ? Comment la transformation de l’eau et de l’air en moyens de transport ou en énergie est-elle normalisée ? La condition infrastructurelle moderne a englouti la planète. Comment les infrastructures ont-t-elles privilégié certains modes de vie et détruit d’autres ? Comment les infrastructures ont-t-elles soutenu certains individus, mais pas d’autres ? Comment les infrastructures ont-t-elles normalisé les relations entre le corps social et le corps biologique ? De quelle manière ce processus d’infrastructuration a-t-il blessé la planète — douloureusement, lentement et violemment, au point de culminer dans la catastrophe climatique provoquée par l’humain et la ruine environnementale conséquente et imminente ? La norme anthropocentrique occidentale de la modernisation, basée sur les infrastructures, l’industrialisation et l’urbanisation et alimentée par les idéologies de la croissance et du progrès, doit être étudiée d’un point de vue critique en tant que processus de destruction anthropogénique.

À l’échelle planétaire, la mise en place d’infrastructures s’est poursuivie à plein régime au 21e siècle.

Réseaux de câbles sous-marins autour du Moyen-Orient.
Carte issue du site Internet https://www.submarinecablemap.com/, produite par TeleGeography. Licence Creative Commons CC BY-SA 4.0

Ici aussi, il est nécessaire de s’attarder sur le développement et l’impact des voies ferrées, des tubes, des ponts, des routes, des autoroutes, des ports, des câbles et des réseaux de fibres optiques. La planète blessée n’a pas le temps de se régénérer ou de guérir. Au contraire, de nouvelles cicatrices s’ajoutent en même temps que les énormes investissements infrastructurels déjà en cours continuent de se développer, comptant notamment l’initiative chinoise Belt and Road (depuis 2013), le PM Gati ShaktiNational Master Plan pour la connectivité multimodale en Inde (depuis 2021), le Global Gateway de l’Union européenne (2021-2027) et la Bipartisan Infrastructure Law (investissements prévus pour 2022-2026) aux États-Unis.

Capture écran du Métavers Global Gateway mis en place par l’Union européenne

L’accent est mis sur « l’intégration économique » afin de « promouvoir la connectivité des continents asiatique, européen et africain et de leurs mers adjacentes »4 ainsi que la « connectivité continue des personnes, des biens et des services d’un mode de transport à l’autre »5. En 2021, « des dizaines de milliers de kilomètres de nouveaux oléoducs et gazoducs sont en cours de construction dans le monde entier, tandis que  « les États-Unis abritent de loin la plus grande longueur d’oléoducs et de gazoducs »6. Dans le même temps, de nouveaux barrages sont construits, dont 509 à ce jour dans des  « zones protégées légalement désignées »7. Cette pléthore d’investissements infrastructurels en cours à l’heure actuelle est synonyme de changements radicaux affectant des millions de vies ; l’existence biologique des habitant·es, leurs conditions matérielles et leur tissu social risquent d’être altérés et radicalement transformés. Certain·es verront leur habitat profondément perturbé, voire détruit. Comment ces histoires peuvent-elles faire partie de la prise de conscience des infrastructures au niveau de la planète ? Comment écouter les humains et les non-humains aux prises avec des changements infrastructurels aussi nouveaux, voire violents ? Aujourd’hui comme hier, la construction de ces infrastructures est relative à l’enrichissement commercial et d’alignement sur les intérêts des pouvoirs nationaux en place. Ces nouvelles infrastructures seront-elles « vivantes »8 ou mortelles » ? Peut-être, dans l’intérêt de la multidimensionnalité et de la nuance dans la sensibilisation aux infrastructures, devrions-nous apprendre à poser ces questions différemment, et éviter ainsi l’impasse de la dichotomie « ou…, ou… ». Nous devons apprendre à poser ces questions dans le but de comprendre de quelle manière les infrastructures peuvent être à la fois et en même temps vivantes et mortelles ; comment elles peuvent être une forme de soutien social tout en détruisant à la fois et en même temps l’environnement naturel. Ce faisant, nous entrons dans un territoire éthique qui s’intéresse à la manière dont les humains et la nature peuvent coexister pacifiquement, à la manière dont les besoins humains en matière d’infrastructures peuvent être satisfaits, de manière équitable, sans poursuivre la destruction de l’environnement déjà engagée.

L’ÉTHIQUE DES INFRASTRUCTURES

Le 21e siècle témoigne de l’émergence de l’éthique des infrastructures, qui s’intéresse aux implications sociales et environnementales de ces dernières. Des concepts tels que le capacitisme, le sexisme, ou le racisme infrastructurel et les infrastructures nuisibles ont démontré de quelle manière les infrastructures peuvent menacer et violer les droits de l’humain comme de la nature. Les changements légaux récents au niveau national et international en ce qui concerne les droits de l’humain résultent de l’activisme pour la défense des droits communs dans les mouvements sociaux et environnementaux locaux et transnationaux, témoignant de ce qui semble être une prise de conscience croissante de l’éthique des infrastructures. En revendiquant à la fois le droit social à des infrastructures de soutien et une protection contre celles qui nuisent à l’environnement, les exemples suivants issus des mouvements de défense des droits des personnes handicapées et de lutte contre l’extractivisme convergent vers une éthique des infrastructures. En 2007, les Nations Unies ont adopté la Convention relative aux droits des personnes handicapées. Les infrastructures y occupent une place centrale : « en 2016, les États se sont engagés à promouvoir un accès équitable et accessible à des infrastructures physiques et sociales minimales durables pour tous et toutes, sans discrimination. Ces infrastructures comprennent des terrains viabilisés abordables, des logements, des énergies modernes et renouvelables, de l’eau potable et des installations sanitaires, une alimentation sûre, nutritive et adéquate, l’élimination des déchets, la mobilité durable, les soins de santé et la planification familiale, l’éducation, la culture et les TIC (Technologies de l’information et de la communication) pour les personnes handicapées9. En septembre 2008, le peuple équatorien a voté en faveur d’une nouvelle constitution qui reconnaît des droits de la nature exécutoires : « La nature ou Pachamama, où la vie se reproduit et existe, a le droit d’exister, de persister, de maintenir et de régénérer ses cycles vitaux, sa structure, ses fonctions et ses processus d’évolution »10. Cette décision a des répercussions directes sur les infrastructures, empêchant de fait toute nouvelle extraction de gaz ou tout nouveau forage pétrolier. De même, en 2012, la Bolivie a accordé des droits égaux aux humains et à la nature en introduisant la loi sur les droits de la Terre mère (Law of the Rights of Mother Earth), législation qui confère à la nature un statut de personne juridique. Cette loi établit « la vision et les principes fondamentaux du développement intégral en harmonie et en équilibre avec la Terre Mère pour le « Bien vivre », en garantissant la capacité continue de la Terre Mère à régénérer les systèmes naturels, en récupérant et en renforçant les pratiques locales et ancestrales, dans le cadre des droits, des obligations et des responsabilités »11. Cependant, l’émergence de lois internationales et nationales mettant en exergue l’éthique des infrastructures n’est pas uniquement due aux luttes militantes et aux mouvements sociaux et environnementaux ; cela reflète aussi le travail des théoricien·nes critiques. La vulnérabilité, l’interdépendance et la capacité de réaction doivent être considérées comme les nouveaux termes clés de l’éthique des infrastructures dans la théorie critique contemporaine. S’agissant de la « vulnérabilité corporelle » et du besoin de soutien infrastructurel, la philosophe féministe et éthicienne Judith Butler note que « la dépendance des créatures humaines à l’égard du maintien et du soutien de la vie infrastructurelle montre que l’organisation des infrastructures est intimement liée à la persistance de la vie individuelle : de quelle manière la vie est vécue ou endurée, et avec quel degré de souffrance, d’habitabilité ou d’espoir »12. Penser en termes d’éthique des infrastructures, c’est considérer l’importance des infrastructures publiques pour la vie des individus. Au vu de l’importance des infrastructures et de la connectivité comme support de la vie individuelle, ces structures doivent être en capacité de répondre en termes matériels et technologiques à différents critères de vulnérabilité. Dans ses commentaires sur « notre interdépendance constitutive », Butler souligne le fait que « ce dont chacun·e dépend, et ce qui dépend de chacun·e, est varié, puisqu’il ne s’agit pas seulement d’autres vies humaines, mais aussi d’autres créatures sensibles, d’environnements et d’infrastructures : nous dépendons d’ell·eux, et iels dépendent de nous, à leur tour, pour maintenir un monde vivable »13. Les individus, prenant conscience individuellement de leur interdépendance, ouvrent la voie à une éthique qui s’étend au domaine de la lutte politique, pour imaginer et organiser collectivement des modes de vie différents, mais aussi pour le financement, la conception, la construction, l’utilisation et l’entretien d’infrastructures plus solidaires. Les individus ne sont pas seulement vulnérables les un·es par rapport aux autres. Iels sont aussi responsables les un·es des autres et de la planète qu’iels partagent. L’historienne des sciences féministe et penseuse multi-espèces Donna Haraway parle de « capacité de réponse » qui, comme elle le souligne, « doit être bricolée » contre, et en dehors de la portée de « l’exceptionnalisme humain »14. Associer la vulnérabilité, l’interdépendance et la capacité de réponse dans le cadre d’une co-constitution sociale et environnementale commune nous amène au cœur de l’éthique des infrastructures, et nécessite de s’articuler autour d’histoires partagées par et entre les humains, la nature, les technologies et la matière.

POUR DES INFRASTRUCTURES RESPONSABLES (CARING)15

Quelles questions posons-nous, quelles histoires partageons-nous et quelles voix écoutons-nous afin d’éveiller les consciences infrastructurelles ? Comment pouvons-nous apprendre à imaginer des infrastructures plus solidaires pour vivre avec une planète profondément blessée, ses créatures et ses matières vulnérables ? Peut-être est-il plus facile de comprendre la justice sociale en matière d’infrastructures à travers les revendications en termes de normes et d’accessibilité technique et financière. Parmi les pistes de réflexion possibles, citons les suivantes : Quelles infrastructures sont accessibles, pour qui, et à quelles conditions ? Comment les infrastructures régulent-elles et normalisent-elles les interactions entre les corps lorsqu’ils se déplacent ou communiquent les uns avec les autres  ? Comment les infrastructures normalisent-t-elles le capacitisme ? Comment les infrastructures reproduisent-elles, ou même produisent-elles, le racisme et le sexisme ? Qui a accès et qui peut se permettre l’accès à l’eau potable, au logement, aux transports, à la communication ou aux infrastructures de santé ?

En matière d’infrastructures et d’un point de vue environnemental, la justice viserait la protection de la nature contre les dommages qui lui sont faits et l’effort pour guérir les blessures du passé. Sensibiliser aux infrastructures environnementales nous amène à réfléchir à diverses questions : qui peut écouter la nature ? Qui comprend les besoins de la terre, de l’eau et de l’air ? Qui est habilité à parler au nom de la nature ? Comment l’activisme local et transnational peut-il s’organiser contre l’extractivisme mondial ? Comment pouvons-nous apprendre des pratiques de guérison et de réparation qui seraient en mesure d’aider une planète blessée à se rétablir ? L’écrivaine écoféministe Greta Gaard nous invite à considérer les vulnérabilités sociales et environnementales de manière interconnectées : cela nous permet ainsi de mieux réagir, aux deux, en même temps. « L’écoféminisme, écrit-elle, aborde les problèmes de la dégradation de l’environnement et de l’injustice sociale en partant du principe que la façon dont nous nous traitons respectivement les un·es et les autres et la façon dont nous traitons la nature sont liées de manière indissociable »16. L’éthique des infrastructures exige que les histoires des infrastructures soient racontées et largement partagées. Quelle est la relation entre les individu·es et les infrastructures ? Comment les infrastructures conditionnent-t-elles la façon dont les individu·es peuvent mener leurs vies ? Où les individu·es trouvent-iels le soutien infrastructurel dont iels ont besoin ? Ce dont nous avons besoin, c’est de récits qui partagent l’intimité des infrastructures de la respiration, de la marche ou de l’alimentation. Comment l’eau, les rivières, les étangs ou les plaines d’inondation se sentent-ils par rapport à leur désignation d’« infrastructures bleues » ? Comment les forêts, les arbres, les jardins ou les parcs se sentent-ils dans leurs rôles d’« infrastructures verte » ? Quelles histoires les canalisations, les câbles, les voies ferrées ou les égouts peuvent-ils partager avec les humains et la nature ? Que savent-ils de la violence des usages passés, de la perpétration de ces violences, ou de la mort orchestrée de ces infrastructures ? Quelles histoires le carbone, le fer ou la fibre de verre pourraient-ils raconter sur l’extractivisme ? Pour que l’éthique des infrastructures fasse la différence, nous avons besoin d’histoires qui transforment les relations entre les humains, la nature et les infrastructures, « au-delà de la reconnaissance »17.

Les infrastructures imprègnent le sol que nous foulons, l’air que nous respirons, l’eau que nous buvons. Nous devons apprendre à écouter ce que le sol, l’air et l’eau ont à nous dire sur la vulnérabilité, l’interdépendance et la capacité de réaction. La sensibilisation infrastructurelle exige la mise en lumière des violences infrastructurelles passées, une imagination éthique collective encore plus grande et la volonté politique de prendre soin des personnes vulnérables sur le plan social et environnemental. Notre capacité à mener des vies plus douces, en harmonie avec la planète et toutes ses créatures, repose sur notre capacité à mettre en œuvre des infrastructures bienveillantes qui n’infligent ni violences ni préjudices★

Traduit de l’anglais par Joanne Pouzenc. Titre original : Living with a Wounded Planet : Infrastructural Consciousness Raising

  1. Krasny, Elke. 2020. A Caring Revolution : Working for Planetary Responsibility. Toward the Not-Yet : Art as Public Practice. Dir. Jeanne Van Heeswijk, Maria Hlavajova, et Rachael Rakes. Utrecht: BAK basis voor actuele kunst; Cambridge, MA: MIT Press, 2020. P. 215. ↩︎
  2. Vergès, Françoise. 2021. Decolonial Feminism. Trad. Ashley J. Bohrer. Londres : Pluto Press. P. 20. ↩︎
  3. Berlant, Lauren. 1998. Intimacy : A Special Issue. Critical Inquiry 24, n°2. P. 283. ↩︎
  4. Belt and Road Initiative (BRI). https://www.beltroad-initiative.com/belt-and-road/. ↩︎
  5. National Portal of India. PM Gati Shakti – National Master Plan for Multi-modal Connectivity. https://www. india.gov. in/spotlight/pm-gati-shakti-national-master-plan-multimodal-connectivity ↩︎
  6. Canada Action. 2021. Global Oil & Gas Pipeline Projects in 2021 & Beyond. https://www.canadaaction.ca/projected-oil-gas-pipelines-worldwide-2021-beyond ↩︎
  7. (Auteur·ices non précisé·es). 2021. WWF Study finds 509 new dams planned or under construction in protected areas. World Wildlife Magazine. https://www.worldwildlife.org/ magazine/issues/spring-2021/articles/wwf-study-finds509-new-dams-planned-or-under-construction-in-protectedareas ↩︎
  8. Amin, Ash. 2014. Lively Infrastructure. Theory, Culture, and Society, 31. P. 137-161. ↩︎
  9. Notes du secrétariat pour la Convention relative aux droits des personnes handicapées. 2017. Nations Unies. https://www.un.org/disabilities/documents/COP/crpd_ csp_2017_4.pdf ↩︎
  10. Charman, Karen. 2008. Ecuador First to Grant Nature Constitutional Rights. Capitalism Nature Socialism 19, n°4. ↩︎
  11. The Mother Earth Law and Integral Development to Live Well, Law No 300. 2012. https://www.climate-laws.org/ geographies/bolivia/laws/the-mother-earth-law-andintegral-development-to-live-well-law-no-300 ↩︎
  12. Butler, Judith. 2015. Notes Toward a Performative Theory of Assembly. Cambridge, MA: Harvard University Press. ↩︎
  13. Butler, Judith. 2020. The Force of Non-Violence. Londres, New York : Verso. ↩︎
  14. Haraway, Donna. 2016. Staying with the Trouble : Making Kin in the Chthulucene. Durham : Duke University Press. ↩︎
  15. Note de la traductrice : Ici, « responsables » est une proposition de traduction de l’anglais « caring », dont l’adaptation en français peine à incorporer toutes les richesses de la langue originale, induisant, par le passage d’une langue à l’autre, une restriction de la signification. ↩︎
  16. Gaard, Greta Gaard. 2001. Women, Water, Energy. An Ecofeminist Approach. Organization & Environment, 14, n°2. P. 158. ↩︎
  17. Srinivasan, Amia. 2021. The Right to Sex. Londres : Bloomsbury Publishing. Srinivasan, philosophe féministe, considère le féminisme comme un mouvement politique capable de transformer le monde au point de le rendre méconnaissable. ↩︎
Photographie de la grève féministe internationale à Montevideo, qui eut lieu le 8 mars 2018, Journée internationale des droits des femmes.
Cet article a été imprimé dans le numéro ci-dessous,
il n’est plus en accès libre